Il faisait nuit. Je soupirai et avançai. Depuis le début de notre voyage, la solitude me seyait mieux que la compagnie. Sans doute avait-ce toujours été le cas. Seule celle des enfants m’apaisait vraiment. Mes pensées allèrent vers ces derniers et, surtout, vers ceux qui n’en étaient plus et qui avaient tout de jeunes gens inconséquents et inconscients. Lucius et Érasme arrivaient en tête du peloton des déraisonnables. J’espérais sincèrement que l’un et l’autre eussent su se tenir jusqu’ici. En temps normal, j’intervenais régulièrement pour leur éviter le pire. Actuellement, j’étais pieds et mains liés à cette mission qui me semblait aussi longue que la liste des textes de lois qui régissaient la société sorcière. Je posai mes mains sur ma nuque afin de la masser. Parfois, il m’arrivait de penser à mon enfance, lorsque l’idée de devenir important existait mais qu’il m’était loisible de passer du temps à me reposer. Je m’asseyais parfois autour d’une table et attendais que mon thé refroidît sans rien faire de particulier. Je songeais, laissais mes idées vagabonder et étais parcouru de mille théories farfelues ou brillantes. Mes doigts se mêlèrent à mes cheveux. Si Ârès ne m’avait pas subtilisé l’ensemble de mes artefacts, j’aurais probablement choisi de commencer un règne. Aimé aurait très certainement mieux su gérer cette situation. Son côté excentrique ne le rendait pas moins efficace. Néanmoins, d’après ce qu’il m’avait été rapporté, le Magicien ressemblait à mon père dans ses instants de folie. Ma langue claqua contre mon palais. Je n’aimais pas penser à Jun. Je m’arrêtai et levai les yeux vers le ciel. Les étoiles n'étaient pas les mêmes que sur les Terres de Sympan. Je fourrai mes mains dans mes poches et restai là, debout, à m’imprégner du paysage que je pouvais distinguer. L’herbe était haute. Le bruit des animaux nocturnes me parvenait : les chouettes, les hiboux, les sauterelles, les chauve-souris. Cachés dans les arbres et les buissons, certains devaient m’épier. Mes prunelles descendirent sur des lueurs dorées entre les herbes. Je me baissai afin de les observer. Les lucioles étaient les reines des jardins. J’hésitai. Je n’aimais pas déranger les bêtes. Je ne les détestais pas mais préférais m’en tenir éloigner. Les instincts d’appropriation étaient parfois forts chez ceux que je côtoyais tous les jours et je ne partageais pas cette vision. Curieux, j’avançai néanmoins ma main pour tenter de convaincre l’insecte de venir s’y nicher. Ici, tout semblait paisible. Il n’y avait cependant pas de magie, ce qui laissait présager le pire. J’aurais pu regarder la carte mais m’étais abstenu pour le moment. « Viens. » murmurai-je.

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Je laissai la luciole fouler la peau de ma main et l’observai, tout en écoutant le bruit léger des pas de Freyja s’approcher. La magie était inutile. J’étais capable de la reconnaître entre mille. Je l’avais trop observée, souvent à son insu, pour pouvoir encore me tromper. La Reine des Reflets elle-même serait incapable de se substituer à l’Ange. J’en étais intimement convaincu et ce constat portait à la fois son lot de joie et de souffrance. Je pris le pommeau et me redressai. D’abord focalisé sur l’insecte, j’approchai ma main de mes lèvres et soufflai dessus. L’odeur de la mort imprégnait mes narines mais n’enlevait rien à la beauté du paysage. La lueur s’envola, suivi d’un son qui fit trembler le sol. Les insectes étoiles prirent leur élan en même temps, se détachant des herbes pour s’élever vers les cieux. Je les suivis du regard en tentant de deviner dans leur ballet la forme des constellations qui peuplaient à présent le ciel. Je souris tristement en songeant à cet enfant, qui était mort pour nous mais qui existait pourtant quelque part. Une Fae. Je détournai les yeux vers un lieu où Freyja n’était pas, vers un point duquel je ne pouvais deviner sa silhouette. Je fermai les paupières sur ma tristesse. Mon souffle voulut percuter l’air violemment mais je le retins, le réduisis en un filet inaudible. Le poids de l’épée fichée dans ma poigne m’aida à me stabiliser et à m’ancrer. Une nouvelle vague lente sortit d’entre mes lèvres. « Lorsque j’étais petit, la cousine de Zachary a perdu son bébé. Mon père arguait de mauvaise foi qu’avec un incapable comme son mari, ce n’était pas étonnant que le fœtus n’ait pas été viable. Un soir, ma mère vint me lire une histoire. Cet événement était omniprésent chez nous et je lui posai donc des questions au lieu d’écouter son récit. Les questions d’un enfant : où est-ce qu’on va, quand on meurt ? Ce genre de choses. Lagherta me répondit que cela dépendait mais que les nourrissons se réincarnaient en lucioles et que, dès qu’ils étaient prêts à prendre leur envol, ils s’élevaient jusqu’au ciel et devenaient des étoiles. » Si son récit avait été bien plus complet mais je ne le partageai pas en entier. Les mensonges de ma mère avaient bordé mon enfance. Néanmoins, certains de ces mensonges avaient le mérite d’être magnifiques. Je remontai les yeux vers le ciel nocturne. Au loin, la silhouette d’une bête gigantesque approchait. Je l’avais vue, sans m’en préoccuper jusqu’ici. « Ce sera vite terminé. Il n’est pas aussi monstrueux que moi. » murmurai-je avant de me mettre en marche vers la masse. Je n’aimais pas tuer les animaux, aussi horribles fussent-ils. Il y aurait peut-être un autre moyen. Le soumettre.

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« Moi non plus. Elles ne sont faites que pour apaiser une douleur impossible à endormir. » Comme la plupart des croyances. Tous les peuples en avaient. Plus d’une fois, je m’étais fait cette réflexion. Chacun vivait dans un mensonge façonné pour que l’existence pût continuer et trouver un sens. Il n’y en avait pas. Il n’y avait que le Destin. Il gouvernait tout et le reste n’était qu’une tentative d’explication vaine. Les Sorciers et les Réprouvés se battaient parce que le Destin le voulait et parce que cela servait ses desseins. Tout ce qui gravitait autour, l’Histoire du conflit, n’était qu’une illusion. Autour de cette volonté de la Fatalité il y avait bien des légendes. Des chercheurs débattaient dans le vent, armés de leurs théories aussi vides les unes que les autres. Heureux étaient les imbéciles, ceux qui pensaient, comme je l’avais moi-même envisagé jadis, que leur vie leur appartenait. Rien n’appartenait jamais à personne. Nous n’étions que des pions au service d’une puissance supérieure qui contrôlait nos existences. Cet Oni, qui représentait le Destin, je me demandais souvent comment s’articulait sa réflexion. La mort n’était pas non plus une solution. Tout avait été calculé pour que nous ne pussions jamais échappé à ses volontés. Il n’y avait pas de fin. À moins que Devaraj ne l’eût trouvée en disparaissant dans le Néant ? Mon frère me manquait. Sa folie avait apaisé ma rationalité jadis. À présent, je me sentais seul. À cause de lui, je savais trop et ce savoir m’empêchait parfois de vivre. Je pouvais l’ignorer mais j’étais convaincu qu’il me poursuivait. Un jour, à cause de cette Couronne, mon essence ne valserait plus entre le bien et le mal. Je me retrouverais enchaîné. Je lançai un regard à Freyja, une phrase sur le bout des lèvres. Je ne serais pas un Mage toute ma vie. Pourtant, je ne dis rien. Je pouvais lui en faire la promesse mais je n’étais pas certain que ce que je deviendrais serait mieux que ce que j’étais maintenant. Surtout, je ne savais pas quand cela arriverait. Probablement lorsque Lucius et Érasme seraient assez mâtures pour entreprendre ce que le Destin exigeait d’eux.

Comme l’Ange j’esquivai l’attaque du monstre. Contrairement à elle, je restai néanmoins en retrait, à me demander ce qu’il se passait quand quelqu’un tentait d’aller à l’encontre du Destin. Pouvait-il réussir ou n’y avait-il aucune solution ? Si Freyja et moi devions avoir un enfant ensemble, elle ne pouvait pas mourir ici. Mais devions-nous réellement devenir parents ou ma mère m’avait-elle trompé pour une obscure raison que le peuple des Faes savait parfaitement manier ? Je serrai les dents et m’élançai à mon tour vers la créature. « Je n’ai pas l’intention de la tuer ! » hurlai-je à Freyja. Il devait y avoir un autre moyen, un moyen de l’immobiliser ou de la calmer, pensai-je, en observant les visages qui grouillaient sous son ventre. Je grimaçai. Je n’aimais pas vivre sans magie. Avec, j’aurais pu soumettre la créature facilement. Sans, je ne savais pas comment m’y prendre. Je me déplaçai pour éviter l’une de ses pattes. « Elle est peut-être maudite ! » criai-je. La présence de ces êtres n’était pas normale. « Peut-être que ce n’est pas elle le monstre ! » Mais ce qui était responsable de son état. Le monstre pouvait très bien être un homme ou une femme.

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Je ne souriais déjà pas. Lorsque je la vis commencer à chuter, mes lèvres achevèrent de se serrer. « Arrête de… ! » criai-je, à son attention. La fin de ma phrase fut interrompue par le mouvement du monstre. Je retins mon souffle tout en m’immobilisant et fixai le duo improbable qui se faisait face. Mon œil aurait pu rester figé si un éclat doré n’avait pas attiré mon attention. Vivement, j’étudiai les environs et repérai ce que je cherchais. J’étais à présent certain qu’il ne s’agissait pas d’une créature agressive par nature ou, du moins, qu’elle était actuellement sous l’emprise d’un sort. Je n’eus néanmoins pas la possibilité d’approfondir ma réflexion ni de chercher une solution. « Freyja ! » Ma propre voix me sembla étrangère. L’exclamation était sortie seule de ma poitrine, en même temps que mon cœur avait bondi de terreur. L’absence de magie de cet endroit m’était défavorable. Mes propres émotions me trahissaient et je n’avais pas la possibilité de les canaliser. Elles parlaient plus vite que ma raison. Sans réfléchir, je me frayai un chemin vers l’Ange privée de ses ailes. J’étudiai son corps, à la recherche d’angles anormaux ou d’un quelconque indice qui m’aurait amené à penser qu’elle risquait d’y laisser sa vie. J’émis un son discret, semblable à un râle. Je n’avais pas envie qu’elle me vît ainsi, à lui courir après, à m’inquiéter pour elle. Je serrai les dents et me baissai néanmoins pour mieux l’attraper. Je ne pouvais pas la laisser là. C'était plus fort que moi. Je la soulevai. « Ça va ? » demandai-je, en tentant de paraître détaché. Je sentis l’air bouger et fis un bond sur le côté pour éviter le corps furieux du monstre. J’inspirai profondément et me mis à courir, sans explication à l'attention de ma captive, dans la direction de ce que j’avais repéré, bientôt suivi par les tremblements du sol malmené par la créature. En me voyant arrivé, le manipulateur caché dans les hautes herbes se releva. Je plissai les yeux en le voyant préparer de quoi nous empêcher d’avancer. J’eus une idée. « Un, deux… » commençai-je, afin d’informer Freyja de ma décision de la larguer. Mes muscles se bandèrent et je pris de l’élan pour mieux catapulter l’Ange sur le Mage. Le trois ne sortit jamais d’entre mes lèvres. À la place de ce dernier, je lançai ma femme. Une fois le constat de la réussite de l’opération établi, je bondis, sortis mon épée et coupai ce qui maintenait la tête du maudit attachée à ses épaules. Le sang pulsa, en même temps que les cris des damnés libérés nous vrillèrent les oreilles. Je fronçai les sourcils en les fixant fuir vers les cieux. La créature retrouva son calme. Il y eut un moment de silence avant qu’elle ne baissât sa gueule vers le sol pour mieux en brouter la verdure comme si de rien n'était. Je dirigeai mes prunelles vers la Fille de Réprouvés. L’idée qu’elle faisait un excellent sac de patates traversa mon esprit et je me surpris à sourire. Je détournai le regard. « Ça va ? » questionnai-je de nouveau, en me plaçant stratégiquement dos à elle pour qu’elle ne remarquât pas mes tentatives infructueuses de ramener mes lèvres étirées à la raison. J'avais eu peur et la pression retombait lâchement en même temps que l'envie de rire m'assaillait.

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