La tanière des chiens

Richard Wagner - La chevauchée des Walkyries

La longue baguette en bois fendit l'air et claqua sur le tableau en ardoise suspendu au mur. De taille inférieure à ceux trouvés en salles de classe, il y avait été accroché à la demande de Philomena le matin-même. Sans perdre une minute, munie d'une règle, elle avait tracé de grandes lignes jusqu'à ce qu'un tableau apparaisse. De son écriture la plus soigneuse, elle avait inscrit tout en haut « Résolutions & Emploi du temps».

Le dos aussi droit qu'une soldate, sa main libre placée dans le dos, l'Eversha bomba le torse et couva d'un regard sévère ses congénères, la queue et les oreilles bien droites et immobiles. « Votre attention s'il vous plaît ! Tâchez de ne pas être dissipés. La situation est grave, c'est une situation de crise. Cela ne fait pas longtemps que nous sommes ici mais j'ai constaté que nous avions déjà une certaine réputation, et pas une des meilleures. Entre les comportements chaotiques, l'odeur, l'hygiène, et j'en passe. Ceci... » Elle marqua une pause de suspense pour les regarder un à un dans les yeux avec la plus grande gravité. « ... est inadmissible. Que diraient nos chers maîtres ? J'ai honte pour nous. J'ai donc quelques suggestions à vous proposer pour changer la donne. Chacun devra faire des efforts, et moi y compris. » En revenant à Basphel, elle leur avait raconté en gémissant et en se tordant les pattes de honte comment sa nature avait repris le dessus face à Léonidas lors du Tournoi d'Ublys. Ce comportement ne devait plus jamais se reproduire.

La brune déposa sa baguette sur la petite gouttière et s'empara d'une craie. « Faisons une liste, voulez-vous ? Je suis à l'écoute de vos suggestions, mais après vous avoir énoncé les miennes. » Il n'y avait que quelques dizaines de recommandations, ce n'était rien à côté de ses innombrables listes de bienséance qu'elle relisait scrupuleusement chaque matin et chaque soir. Il lui arrivait de les leur lire à voix haute avec de lourds regards appuyés et réprobateurs. « Pour commencer, ne plus courir dans les couloirs. Nous ne sommes plus des chiots, ni des enfants des rues qui chapardent les étals. Un peu de tenue, par Suris ! Nous sommes à Basphel, nous valons mieux que ça. Ensuite, interdiction formelle de renifler les parties intimes d'autrui, même entre nous. Des exceptions pourront être faites ici, bien entendu. Troisièmement... » La récitation se poursuivit sur plusieurs tirets, sa craie crissant désagréablement quelque fois sur l'ardoise.

426 mots

La tanière des chiens

Negative 25 - Brutal

Le border-collie avait été l’un des premiers à s’installer face au tableau de Philomena. Ses oreilles d’humains étaient relevées, du mieux qu’il le pouvait, et ses yeux grands ouverts, prêts à analyser et intégrer tout ce que sa camarade était sur le point d’y inscrire. Lucas avait écouté son mot d’introduction avec la plus grande attention et cela l’avait beaucoup attristé. Il en avait conclu qu’il était assez d’accord avec la studieuse. C’était la raison pour laquelle il tenait à mettre autant de cœur à l’ouvrage. Dans le cas contraire, il aurait écouté sans davantage de conviction, puis serait allé se référer à un Dantilleul – Blu, Otoris, ou à ses parents via un courrier – pour avoir leur confirmation ou leur infirmation quant à la bonne façon de se tenir en société. Mais là, il était certain que ces nouvelles règles ne pourraient que lui être bénéfiques s’il voulait bien s’intégrer parmi les humains.

Sa gueule entrouverte et tout sourire se referma néanmoins à l’écoute de la toute première suggestion. Le coup était difficile à encaisser. Lucas adorait courir et les moments de récréation n’étaient généralement pas suffisants pour lui permettre de se défouler. Alors oui, il devait l’admettre, il lui arrivait de trotter, et parfois de courir dans les couloirs lorsqu’il devait absolument retrouver Blu ou Otoris pour leur poser une question. La deuxième lui fit l’effet d’un nouveau coup de soufflet. Lucas se retint de couiner et cela le dissuada définitivement de haleter pour tout le reste de la leçon. Une fois que Philomena eut terminé d’énumérer ce qu’elle avait en tête, le jeune chien leva la main, bien haute et bien tendue.

-J’ai une question.

Il la reposa calmement sur sa cuisse comme un bon garçon, sage et discipliné. Il inspira avec douceur, cherchant d’ores et déjà à montrer l’exemple.

-Est-ce qu’on a le droit de demander aux autres élèves de nous lancer la balle pendant la récréation ?

Il avait essayé à plusieurs reprises, mais essuyait un refus désagréable dans la majorité des cas, ce qui le rendait triste. Il se rappelait plus particulièrement de la première fois, où il avait fini par trouver une réponse positive auprès d’Anaïs. Depuis, il avait fait d’autres tentatives, qui tendaient à se tarir à force de voir sa motivation être sapée. Il ne comprenait pas ce qu’il y avait de mal. Un Dantilleul, un autre chien ou les élèves les plus bénéfiques répondaient volontiers à sa demande, mais il s’était rendu compte au fur et à mesure que cela interloquait, voire gênait beaucoup d’autres. C’était que ça devait être trop bizarre, et donc à bannir de leurs comportements à l’avenir…

440 mots

Tout ici m'appartient

Nothing But Thieves - City Haunts

Allongée sur le ventre, Lou mâchonnait un bâton spécialement conçu pour se faire les dents que sa mère lui avait envoyé par la poste. Elle l’avait reçu dans un paquet qui en contenait d’autres, tous de fabrication artisanale, issus d’une petite boutique d’Avalon spécialisée dans les accessoires et friandises pour animaux de compagnie. Dirigée par un Gourmand, l’entreprise projetait d’étendre son commerce aux Evershas, que l’on comptait aussi parmi les habitants de la cité, et Lou et son frère, Milo, faisaient office de cobayes – la première avec grande joie, le second avec une méfiance qui ne faisait que retarder son contentement. Ces bâtons présentaient un aspect à la fois tendre et craquant comme un bois jeune et proposaient des goûts qui allaient de la viande de bœuf à la fleur de violette en passant par toute une variété de fruits, de légumes, de plantes et d’animaux – parfois franchement improbables, comme celui qu’elle avait goûté et qui se voulait imitateur de la saveur d’un rognon de dragon. Celui-ci avait le goût d’un poulet rôti, ce qui la faisait saliver et captait davantage son attention que le tableau dressé par cette espèce de première de la classe. Elle avait de la chance qu’elle fût en train de mordiller sa friandise, parce que sinon, elle ne se serait pas gênée pour lui dire qu’elle n’en avait rien à foutre de sa réputation.

La mention du mot « honte », toutefois, lui fit redresser une oreille, avant que la paire complète ne s’aplatît sur son crâne dans une attitude penaude. Elle détestait quand elle percevait la déception dans l’attitude de sa famille suite à l’un de ses comportements. Ses débuts parmi eux avaient été chaotiques. Chaque faux pas lui avait fait croire à un retour à la rue. Elle en gardait une marque douloureuse. Elle fronça le nez, puis étendit ses bras devant elle pour poser sa tête dessus, en continuant à mastiquer. Il ne fallut cependant guère plus que la mention d’un comportement qu’elle n’avait pas pour qu’elle ne se sentît pas concernée. Habituée à la rue, elle avait cessé depuis longtemps de renifler l’arrière-train des autres ou de se présenter de dos. Celui qui voulait manger, ou tout simplement survivre, faisait face et mettait le premier coup de crocs. Ses iris vagabondèrent sur les autres. Un regard en direction Lucas lui suffit pour comprendre que lui comptait s’impliquer avec ferveur. Son apparente adhésion l’agaça aussitôt. Elle leva les yeux au ciel et roula sur le dos. Sa salive coula le long de ses joues tandis qu’elle mordait son bâton avec d’autant plus de vigueur que Philomena avait abordé la question de la destruction des meubles. Qu’est-ce qu’elle voulait ? Qu’ils se transformassent en Magicienne à froufrous ? Lou finit par empoigner la friandise et la retirer de sa bouche. « T’as pas compris ? » fit-elle, agressive, en se redressant d’un bond pour planter ses prunelles sur le petit brun. « Se faire lancer la balle c’est avoir un comportement de chien. Elle veut pas qu’on ressemble à des chiens, elle veut qu’on soit des humains. » Elle se tourna pour faire face à cette fille dont les volontés contrevenaient à leur nature. « C’est quoi ton problème ? » Depuis son arrivée à Basphel, c’était devenu sa phrase préférée. « Vous allez faire tout ce qu’elle vous ordonne ? » lança-t-elle à l’adresse des autres.

564 mots

La tanière des chienchiens

Joe Hisaishi - Flying Delivery Service

« Chère Mascotte,

[…]

Pépé Lousin a composé un poème que je t’envoie dans cette lettre. Depuis qu’il a perdu son petit-fils, il n'y a que la poésie qui a le pouvoir de lui changer les idées. Je suis heureuse que tu nous écrives à tous mais si tu pouvais lui adresser un billet rien qu’à lui, ça lui ferait immensément plaisir. J’ai eu la chance d’être épargnée du drame de perdre un enfant ou un petit-enfant. Ce n’est pas dans ce sens que les choses doivent aller tu sais. Mais, toi, tu es encore jeune. Toutes ces questions ne doivent pas amener des orages dans le ciel bleu de ta vie. Je ne devrais pas t’en parler même si je suis sûre que tu es assez grande pour comprendre.

Tu es et tu resteras notre rayon de soleil. Nous sommes fiers de toi.

Mamie Madeleine et tous les résidents de la maison des Tilleuls.

PS : Nous avons fait de la tisane.

Oh et voici le poème. Je l’ai recopié finalement  :

Lorsque j’observe les feuilles s’envoler vers l’horizon,
Je me rappelle mon enfance à courir entre les buissons,
Cette époque de l’insouciance où mes amis et moi rêvions,
À imaginer qu’un jour nous rencontrerions le Grand Dragon.

Depuis, le temps a passé et ils s’en sont allés,
Solitaire, je rêve de partager avec eux un instant autour d’un thé,
Un dernier instant durant lequel nous revisiterions le passé,
À la recherche de notre jeunesse oubliée. »

Anaïs leva la tête vers Philomena. Derrière ses yeux embués d’émotion, la brune ne lui semblait plus très claire. Elle cligna des yeux, pour essayer de se concentrer. Si elle avait pu, elle serait retournée à la maison de retraite tout de suite pour retrouver pépé Lousin, mamie Madeleine et tous les autres. « Mais c’est que nous ne sommes pas les seuls à courir dans les couloirs… » dit-elle. Plein d’étudiants le faisaient. Cependant, c’est vrai que le reniflement des parties intimes était une autre paire de manche. « Pourquoi est-ce que tu ne t’inscrirais pas au Puffball ? » suggéra-t-elle à Lucas. S’il voulait vraiment courir après une balle – et elle comprenait pleinement l’intérêt – ce serait peut-être une solution. Anaïs aimait jouer aussi. En plus, elle aimait beaucoup les câlins, les enfants et les personnes âgées. En réalité, elle aimait tout le monde. Sa suggestion fut cependant balayée par Lou. La chienne sentit les problèmes arriver au ton de leur sœur. Elle détestait les conflits. Elle tenta la conciliation. « Non mais peut-être qu’on pourrait réfléchir à ne pas mettre les autres élèves mal à l’aise ? On pourrait faire quelques efforts, le temps qu’ils s’acclimatent à nous et nous acceptent tels que nous sommes ? Et puis, tous ne sont pas contre nous. Y a nos familles qui nous aiment et puis y a des gens comme Claer… ceux qui s’intéressent aux animaux ! Il parait qu’elle est très gentille. » Elle avait entendu surtout le terme « bizarre » mais se garda bien de l’évoquer. « D’ailleurs parfois elle a l’odeur de Lorcán sur elle je trouve… »

508 mots

La tanière des chienchiens

Olivia Rodrigo - obsessed

Je suis bien assis, droit, attentif. La situation, telle que j’ai comprise, est grave, et cette réunion extraordinaire requiert de notre part un sérieux auquel je ne suis pas habitué. Le regard fixé sur le morceau de craie qui danse entre les doigts de Philomena, je hoche la tête en rythme avec ses intonations impératives. Il est vrai que nous, camarades canins, avons reçus plusieurs commentaires – des plaintes, concrètement – quant à notre comportement. Je suis intimement persuadé que l’essentielles de celles-ci est liée à des incompréhensions et un manque de communication, mais il est important de savoir faire le premier pas pour régler ce genre de conflit. J’ai déjà quelques idées pour… Pour… Je lorgne sur le bâton à mâcher de Lou. Il s’en dégage une odeur légère de poulet rôti, et j’imagine sans problème sa texture particulière au bruit que ses crocs font lorsqu’elle le mord. Vu sa taille on pourrait aisément le couper en deux et…

Je secoue la tête et je me focalise de nouveau sur le tableau. Non. Il faut rester concentrer, c’est important. Je grimace un peu en l’entendant parler d’hygiène : je ne pense pas être concerné, j’ai toujours fait attention à garder ma fourrure brossée et mes cheveux propres. Cela dit j’ai peut-être été surpris au sortir d’une longue balade ou d’une course : rien qu’imaginer qu’on puisse avoir cette image de moi me mortifie. Maman serait vraiment outrée si elle entendait ça. Elle m’a toujours bichonné, et je n’ai jamais rechigné au bain. En réalité ce n’est qu’une question d’habitude : après mes premières années de chiot, j’ai associé un bon bain avec une petite gourmandise. Encore aujourd’hui, je me prépare toujours un biscuit sur le bord de la vasque après m’être séché, ou un bonbon, ou… Un bâton, à mâcher. Est-ce qu’elle va le finir ? Même si elle en mange la plus grande partie, je peux très bien me contenter d’une fraction. Je sens la salive qui s’accumule derrière mes dents.

Non ! Focus ! Concentration maximale ! Elle soulève de bons points, des choses qu’il serait facile à changer et qui pourraient drastiquement améliorer la façon dont les gens nous perçoivent. Sa première suggestion me fait pourtant un peu tiquer. Je lève timidement la main en attendant qu’elle me voie. Je comprends que ça puisse déranger les gens si on court sans raison, mais moi j’ai de petites jambes, si je ne peux plus courir, c’est un tiers de mes cours auxquels je risque d’arriver en retard. Lucas lève aussi la main et s’impose un peu plus en prenant la parole. En même temps je le comprends : je ne l’imagine pas s’arrêter de courir à gauche et à droite. Pourtant c’est au sujet du lancer de balle qu’il s’exprime, un sujet tout aussi intéressant qui mérite d’être traité. Avant que Philomena ne puisse répondre cependant, c’est Lou qui, prenant la parole, lâche son délicieux bâton à mâcher. Il est dans sa main, luisant de bave, brillant, étincelant dans la lumière. Si elle lâche, dans son agacement, j’ai toute mes chances. Ou peut-être que je peux abonder dans son sens, et qu’elle voudra bien me le donner pour me féliciter ?

Malgré moi, je me force à me raccrocher à la conversation. Je ne suis pas très friand de ce genre de situations conflictuelles, d’autant plus quand elles font s’affronter deux personnalités fortes comme Lou et Philomena. Je commence à baisser doucement la main, pendant qu’Anaïs prends la parole. Elle a une voix calme, et je sens dans son ton la même volonté de calmer un peu le jeu. Je décide, moi aussi, de prendre la parole :

— « C’est vrai que si on peut faire quelques efforts, ça peut grandement améliorer la situation, et au moins ouvrir la conversation pour qu’ils comprennent qu’il y a des choses qui sont partie intégrale de notre culture et des choses qu’on aime. »

J’hésite, je bute, j’ajoute dans un souffle :

— « Comme les bâtons à mâcher. »

667 mots