Leigh croisa les bras. Appuyant son buste contre le mur, elle cambra le dos afin de prendre une pose suggestive. Un sourire en coin accroché à ses lèvres, elle jeta un œil à ses collègues, qui s'adonnaient au même exercice de séduction. Dans cette pièce que l'on appelait vulgairement "la cage", les prostituées se pavanaient comme des poulettes afin d'attirer les yeux lubriques sur leur personne. Elles attendaient leur sauveur, ou leur sauveuse, le ou la cliente qui exprimerait suffisamment de désir à leur encontre pour les libérer de cette vitrine le temps d'une heure ou deux. Mais c'était assez pour gonfler leurs scores.
Leigh offrit un clin d'œil à l'un des chiens affamés qui reluquaient leur brochette aguicheuse. D'autres de ses collègues gloussaient lorsqu'on daignait s'intéresser à elles. D'autres encore tiraient sur leur décolleté ou leur soutien-gorge pour révéler davantage leurs attributs. En Enfer, ces derniers étaient souvent proéminents, mais en réalité il y en avait pour tous les goûts, dans la limite où les clients étaient principalement attirés par des filles – il y avait très peu de prostitués hommes ou d'autres genres dans cet établissement – et que les pratiques sexuelles restaient conventionnelles. Leigh déplorait beaucoup ces deux points, mais c'était le meilleur emploi qu'elle avait pu trouver, après avoir longtemps essayé de pratiquer à son compte. Elle avait vite compris qu'elle ne parviendrait pas à joindre les deux bouts facilement si elle n'intégrait pas une institution. Sa pseudo-popularité depuis sa participation à la Coupe des Nations n'avait été qu'un maigre atout. Leigh pensait même qu'on la considérait d'autant plus comme une trainée de bas étage. S'être montrée au grand public, ce qui aurait dû la rendre remarquable, la ramenait plus bas que terre : c’était un prétexte pour la pointer du doigt, lui cracher dessus et surtout, la baiser à prix raisonnable en lui rappelant à quel point elle n’était rien. Les hommes avaient particulièrement cette tendance à vouloir la prendre rudement, comme s'ils avaient besoin de se prouver à eux-mêmes qu'ils valaient mieux que la championne que les Aetheri avaient vu en elle. Et Leigh aimait ça. Ses comportements autodestructeurs étaient aux anges.
La prostituée faisait donc face à la compétition au même titre que ses paires. C'était la Loi des bordels. L'avantage, ceci-dit, c'était l'accès à une visibilité formidable : on pouvait monter en popularité en un battement de cils, et les rechutes étaient rares si elles excluaient les assassinats. Être employée ici lui garantissait par ailleurs la possession d'un toit et d'un lit. Il ne lui restait alors plus qu'à performer pour obtenir un salaire digne de ses compétences. Pour autant, Leigh n'était pas satisfaite de sa situation. Elle ne faisait pas exception de ce côté-là : elle, tout comme chacune de ses collègues, aspirait à plus grand. Il fallait dire qu'elles pratiquaient en bas de l'échelle. Le bordel où elles travaillaient était parmi les moins onéreux de l'immense et traditionnel marché qu'était celui de l'emploi tertiaire en Enfer. En plus de n'obtenir qu'une modeste paye à la fin de ses services, la Démone ne se retrouvait pas tout à fait dans le lieu où elle souhaitait tant faire carrière. Ce n'était pas assez inclusif à son goût, et pas assez fantaisiste. Où étaient ses collègues hommes ? Où était la véritable cage, celle où les praticiens et praticiennes étaient littéralement enfermés derrière des barreaux, plutôt que derrière une vulgaire façade de verre ? Où étaient les jouets et les accessoires ? Leigh savait que sa position ici n'était que temporaire, et qu'elle saurait chercher ailleurs lorsqu'elle s'en sentirait l'audace, mais tout de même.
Un geste plus ample que les autres tira la Démone de ses pensées. Les appels lui vinrent plus distinctement, même si ceux-ci se mélangeaient toujours à l'effervescence générale de l'heure de pointe. En même temps, une collègue attrapait son bras.
-Leigh, t'es demandée. Bouge-toi ou j'le prends !
La concernée décampa aussitôt : il n'était pas bon de laisser les clients patienter trop longtemps, où ils se désintéressaient. Ils étaient comme des enfants : si le jouet qu'ils avaient choisi se montrait décevant, alors ils le laissaient dans un coin et passaient à autre chose. S'armant de son sourire le plus doux, mettant en avant la pulpe de ses lèvres, Leigh s'avança jusqu'à celui qui la convoitait tant. Sa démarche mettait en avant ses hanches généreuses. Ici, les talons étaient le seul uniforme obligatoire. Les épaules jetées en arrière, sa tête était légèrement inclinée vers l'avant pour se donner une allure sauvage et féline, et ses pupilles ne quittaient plus celles de l'homme. Arrivée à son niveau, elle posa délicatement une main sur son épaule. Tandis que lui glissait la sienne dans le bas de son dos, Leigh le guidait en direction de sa chambre.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]L’une de ses mains se glissa dans le creux de son bras, qu’elle tira gentiment pour l’inviter à la suivre. Ils s’engouffrèrent dans un couloir d’où provenaient des cris et des gémissements à toute heure du jour ou de la nuit. Il faisait chaud, humide, les odeurs et les parfums en tout genre se mélangeaient. Ils croisèrent d’autres employés en petite tenue et Leigh en salua quelques-uns. Leur chambre n’était pas très loin. La prostituée ferma doucement la porte derrière eux et tourna la clef dans le verrou. Les cloisons entre les différentes salles étaient si fines que cela n’atténua en rien les bruits provenant d’ailleurs. Bordel miteux obligeait.
-Qu’est-ce qui ferait plaisir à monsieur ? Des exigences particulières ?
-J’ai besoin de me vider les couilles, c’est tout.
Leigh lui rendit son sourire salace. Charmant. On croisait dans n’importe quelle maison de joie différents types de clients, mais ceux-ci se divisaient principalement en deux catégories : il y avait les gars simples, qui cherchaient simplement quelques heures hors du temps dans les bras chaleureux d’une amante ; et les gros rustres qui ne cherchaient à tirer leur coup sans particulièrement chercher une prestation de sophistiquée. Se vider dans un meuble, une plante, n’importe quoi d’autre qui pouvait faire office de fourreau aurait largement suffi à combler leurs basses attentes.
Son client semblait donc provenir de cette seconde catégorie. Si Leigh n’avait pas peur des termes crus, ces hommes n’étaient pas de ceux qu’elle préférait. Ils n’étaient pas intéressants, aussi s’efforçait-elle de fournir ce travail à leur place. La Démone avait un talent particulier pour le sexe, elle en était convaincue. Quand elle se concentrait suffisamment, elle n’avait pas besoin de toucher son partenaire pour deviner l’entièreté de sa silhouette nue et d’un simple soupir, faire monter la tension. Elle ignorait exactement comment cela fonctionnait, mais elle apprivoisait la mécanique. Ce soir, comme beaucoup d’autres, son client serait son sujet d’essai.
-Belle musculature.
Elle ne le voyait pas à cause des couches de vêtements, mais elle le sentait. Ses doigts s’aventurèrent derrière les boutons de sa chemise. Son client la laissa l’effleurer une dizaine de secondes, après quoi il la saisit brutalement par les épaules et la força à se retourner.
-Oh, tout doux mon beau. Elle pivota pour se retrouver face à lui.
-J’ai payé pour une demi-heure, pas plus.
-On ne dépassera pas la demi-heure, promis. Elle passa ses mains derrière son cou. Je me disais qu’on pourrait jouer un petit peu avant. Juste un peu.
Ses pupilles ancrées dans les siennes, elle se concentra intensément. Elle ne s’expliquait pas comment il fallait s’y prendre exactement. C’était comme s’exciter soi-même, sauf qu’il fallait tourner toutes entières ses pensées vers la personne de son choix. En l’occurrence, il n’y en avait qu’un. La respiration de l’homme se fit plus lourde. Ce n’était pas suffisant, ceci-dit. Ses deux mains encadrant sa mâchoire, elle maintint le contact entre eux deux. Elle le raffermit quand il se mit à gigoter. Elle murmura :
-Tu le sens, ça ?
Il eut un rictus. Il n’avait probablement aucune idée de ce qu’il se passait. Ses deux mains agrippèrent méchamment ses fesses. Elle n’en perdit pas sa concentration. Au contraire. Le pouvoir du Sexe faisait son effet, mais elle voulait voir jusqu’où elle pouvait les emmener avant de céder elle-même au désir. Il plaqua son bassin contre le sien.
-Et ça, tu le sens ? L’imita-t-il.
Elle se mordit la lèvre inférieure. Ça n’était pas parce qu’il lui faisait de l’effet, mais toujours pour maintenir le cap sur son objectif.
-Bon, ça suffit.
Il écarta ses mains de son visage et la déshabilla. Il y mettait une force et un empressement extrême et cela fit sourire la prostituée. Quand elle déboutonna sa chemise, celui-ci la dépêcha au point d’arracher le reste du tissu. Elle comprit que ça avait marché. Leigh n’attira pas son client vers la pièce maîtresse de la chambre. Un minimum de mobilier avait été disposé de sorte à proposer aux utilisateurs diverses positions et autres possibilités. Mais la Luxurieuse n’attira pas non plus son client vers le bureau, où elle arait pu être prise dans le délai imposé par le tarif versé. Elle préféra à tout cela le mur. Le Démon n’y voyait apparemment aucune objection. Il s’écrasa contre elle et elle laissa échapper un soupir. Après avoir utilisé le Sexe sur sa propre personne, elle en avait très envie aussi. Dès qu’il fut en elle, il se mit à pousser des gémissements gutturaux. Elle le rejoignit très rapidement, au début parce que cela faisait partie des obligations du métier, puis petit-à-petit parce qu’elle y prenait, véritablement, beaucoup de plaisir.
On la regardait de plus en plus de travers. Leigh l’avait remarqué depuis plusieurs semaines. Les clients n’étaient pas le problème ; au contraire, on la choisissait plus fréquemment que d’habitude ces derniers temps. Le souci, ou du moins le point de vigilance résidait plutôt dans la manière dont ses propres collègues la considéraient.
-Un Pacte où tu me révèles ton secret, ça te dit ?
Elle avait décliné les deux ou trois propositions de ce genre, que lui avaient faite certaines d’entre elles. Dans ce bas monde, celles qui s’en sortaient le moins étaient aussi les plus désespérées, au point que les méthodes les plus pitoyables n’étaient plus un problème pour gagner un tant soit peu leur pain. Ainsi, Leigh avait perdu des sympathisantes. Elle leur répondait avec arrogance qu’il ne s’agissait que de talent personnel et qu’elle n’avait rien à transmettre. Plus que jamais, les collègues se transformaient en concurrentes.
Leigh savait rester détachée de cette tension qui montait doucement, mais sûrement, autour d’elle. Elle aimait ce danger. Elle attendait de voir ce qu’il allait advenir, si elle parviendrait à s’en sortir ou si au contraire, elle tomberait. La seconde option lui semblait être la plus probable. La Démone n’avait pour destin que de chuter ; ou au mieux, de se hisser uniquement dans le but de s’écraser plus violemment contre le sol.
Le pouvoir du Sexe était grisant et la prostituée le maîtrisait un peu mieux chaque jour. Elle s’épuisait aussi : l’utiliser sur elle la drainait physiquement. A l’issue de chaque journée, la Démone s’écroulait dans ses draps et sombrait dans un sommeil lourd jusqu’au lendemain matin.
Une nuit, le verrou de sa porte, qu’elle avait pris l’habitude de verrouiller à double tour, cliqueta. Elle n’entendit pas le grincement léger des gonds, et ne fut pas plus perturbée par la lumière du palier qui filtra par l’entrebâillement.
-Leigh ?
Une silhouette noire pénétra dans la pièce, secondée par une autre ombre féminine. L’appel demeura sans réponse.
-Elle dort. Chuchota la même voix.
Sa consœur entra à son tour, puis elles se dispersèrent autour du lit. Prise dans un sommeil agité, l’endormie s’était contorsionnée en tous sens, étirant ses courbes maigres jusqu’à les rendre squelettiques.
-Retourne-la.
Deux mains sur ses épaules l’étendirent sur le dos. Leigh battit des paupières. Les sens du Sexe se déployèrent pour percevoir les corps, leurs formes et leur proximité. Lorsqu’un fil glacé vînt se placer sur sa gorge, la prostituée referma les yeux.
-Nous pourrions passer un moment bien plus agréable. Marmonna-t-elle.
Si elle devait mourir ce soir, devait-elle mourir dans le silence et l’indifférence ? Elle y songea, sans parvenir à se décider d’une réponse. Des mains invisibles effleurèrent le désir des deux femmes qui la tenaient en joue.
-Tu as raison, nous pourrions jouer avec toi.
La pression de la lame sur sa gorge s’estompa, tandis que l’une d’entre elles montait à califourchon sur son corps. Leigh reconnaissait sa voix mais ne se souvenait pas son nom – elles étaient trop nombreuses dans cet établissement de basse facture. Les caresses remplacèrent les mains pressantes qu’ils l’avaient maintenue en place. Bientôt, la prostituée sentit des lèvres se presser contre les siennes. Leigh s’aventura vers l’entrejambe de sa partenaire de la main droite. De l’autre, elle parcourut les draps. Elle remonta ensuite ses hanches, son dos, ses épaules, puis glissa le long de ses bras. Elle trouva le couteau toujours en la possession de celle qui avait voulu l’égorger. Elle intensifia ses caresses pour la faire gémir. L’arme passa dans ses mains et elle l’éloigna de sa propriétaire pour passer entre leurs deux corps. Leigh pointa la lame vers l’abdomen de son assaillante. Il lui fallut quelques inspirations avant de trouver la force de l’enfoncer d’un coup sec. Le sang se déversa sur sa poitrine en une pluie chaude et visqueuse. Elle attrapa l’autre personne par le col, se hissa piètrement jusqu’à elle et lui ouvrit la gorge. Un râle transperça l’obscurité, puis tout retomba dans des ténèbres opaques et visqueuses.
Leigh avait perdu la notion du temps. Ecrasée par la mort, elle baignait dans une mare poisseuse et refroidissante. Ce poids qui l’étouffait lui était familier. Ce frisson sur sa peau glacée lui donnait envie de fermer les yeux et de s’abandonner dans un sommeil profond. C’était fou comme il était facile de ne rien faire, sinon d’attendre d’être cueillie à son tour par les bras d’Ezechyel. Il était là, juste sur elle, à l’écraser de tout son poids. Elle pouvait le sentir l’effleurer et elle l’appelait. Il ne suffisait que d’un geste de plus à la divinité pour finir le travail et ainsi, fixer son sort : elle mourrait dans le silence et l’indifférence.
Elle attendit.
Au bout d’un moment, elle usa de ses dernières forces pour se débarrasser du poids mort sur elle et quitta le lit imbibé de sang.
