« On ne lui demande quand même pas la lune ! » A quelques pas du camp où la petite tribu s’était établie pour les quelques jours à venir, Hilde Agren faisait les cent pas, sous le regard inquiet de son compagnon. Edvard n’était pas un mauvais garçon ; au contraire, il était peut-être trop obéissant, trop gentil, trop jovial et pas seulement avec ses parents. Bien sûr, ces derniers étaient sûrement les plus à-même de s’apercevoir de la situation, non seulement parce qu’Edvard avait du mal à sortir de leur giron, mais aussi parce que leur inhérente position d’autorité, loin de lui permettre de voler de ses propres ailes, le bloquait et l'empêchait de se réaliser pleinement.
Tous deux se rendaient bien sûr compte du gouffre qui séparait leur progéniture de celle des autres familles qui constituaient la tribu : certes, beaucoup de ces enfants avaient une propension à la violence du fait de leur instincts naturels, et les caractères rebelles abondaient, mais ils préféreraient désormais cela à l’insupportable timidité, à l’apparente impossibilité de prendre des décisions. Il avait tout de même révélé son Totem à un âge assez précoce, et il n’était pas le dernier en ce qui concernait le maniement des armes, ce qui était encourageant ; cependant, même ces aspects positifs avaient leurs défauts : pourquoi une chouette, et non pas le fier aigle de sa mère ? Et à quoi servait-il de savoir manier une épée si n’importe quel bambin un peu bêcheur pouvait le désarmer sans s’essoufler simplement en l’intimidant ?
« Il est encore jeune. Nous avons un peu de temps avant de vraiment nous inquiéter » , conclut Tor.
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« Quand les boutons de fleurs, ainsi que des étoiles,
Scintillent au matin sur la voûte rosée… »
Laissé seul dans l’habitat éphémère où sa famille et lui séjournaient, Edvard regardait le papier d’un air morose. Sa main droite maintenait une plume pensive au-dessus de l’encrier, la gauche passait et repassait lentement dans ses cheveux blancs en épis. Ses sourcils étaient froncés de concentration, plissant son visage fin et grêle. Il savait pertinemment ce que ses parents pensaient de tout cela : c’était une perte de temps, une activité qui ne lui apprendrait rien de bien utile alors qu’il pourrait être en train de chasser plus de gibier ou bien de parfaire son apprentissage des rituels. Il ressentait cependant le temps passé avec la tribu comme étant déjà considérable, et l’activité incessante qui régnait dans la petite communauté le fatiguait invariablement. D’ailleurs les rires graves des adultes et les cris perçants des autres enfants se faisaient entendre au loin, sans que cela lui donnât envie de s’y joindre.
« … Et que le monde entier se lit là sur la toile
Fière, fine, forte, celle de l’araignée… »
Non qu’il abhorrât sa condition. Il vénérait la Lune et les astres, et sentir la Nature autour de lui non seulement le remplissait de joie mais l’inspirait également, au point qu’il ne se lassait de chanter ses louanges. Que de sujets on y trouvait : il aimait les enivrants parfums qui faisaient frissonner sa narine, le frais cresson bleu où sa nuque reposait après l’entraînement ou la chasse à la musaraigne. Même la douleur de la transformation, don ô combien insaisissable, ne lui déplaisait pas tant que cela, et participait à son penchant pour l'introspection et la découverte de soi. Cette vie libre, changeante, qui ne permettait pas de s’ennuyer convenait à son caractère, et fouler régulièrement une terre nouvelle le maintenait en éveil. Simplement, la pression qu’il ressentait pour qu'il se place parfaitement au sein du vol migratoire avait tendance à teinter quelque peu cette vie tribale.
« … Alors le grand Soleil aux alentours étale
Sa robe de rubis et d’œillets mélangée… »
Bien sûr qu’il avait ses moments : régulièrement, il sentait monter en lui une humeur à griffer, à frapper, en somme à forcer un être à laisser couler son esprit par vingt blessures. Il y avait une certaine euphorie à se retrouver au cœur du clairon cinglant de l’acier qui s’entrechoque. Il ne comprenait simplement pas pourquoi il lui fallait en faire son activité principale. Quid du calme, de la réflexion, de sentir sous ses pieds la souplesse douce de l’herbe, et sur son front la brise de l’été ? Quid de prendre le temps d’aider son prochain, et d’observer le tourbillon nocturne des phalènes qu’attire la couleur éclatante du feu ? Mais peut-être cette pensée était-elle un mécanisme de défense contre son apparente inaptitude à s’intégrer réellement à un groupe, où même à se faire entendre de qui que ce soit. L’on avait toujours tendance à l’ignorer ou (il le sentait bien) à ne lui accorder qu’une attention forcée par la pitié. Ce n'était pas que les autres enfants le repoussassent véritablement, et il savait bien qu'ils avaient essayé de le faire sortir de sa coquille ; il n'avait tout simplement pas toujours envie de rivaliser de force ou d'agilité, et sa serviabilité naturelle pouvait passer pour excessive et bizarre.
« … Qui se reflète sur un habit de métal
Enlaçant un défunt couronné de lauriers / »
Edvard sursaute. Le rideau s’était ouvert, et deux individus s’introduisirent dans l’habitacle, l’identité desquels ne constituait pas particulièrement une surprise.
« Fils... » Le regard sérieux de ses parents – toujours étaient-ils sérieux, mais à cette occasion le froncement de leurs sourcils s’était nettement accentué – l’inquiéta. Et lorsque les premiers mots sortirent de leur bouche, il comprit immédiatement l’objet de la discussion. Le soir était un temps propice à la conversation entre aînés, et nul doute que certains sujets avaient dû ce soir-là être évoqués. L’envoyer à Basphel avait déjà été discuté par le passé : son intégration chez les siens semblait chaque jour plus lointaine. Leur volonté de l’éduquer et de le former selon les mœurs de ses ancêtres et de ses pairs avait tenu bon jusque-là mais la différence était toujours trop incisive. De plus, ses passe-temps leur semblaient mieux convenir à l’atmosphère studieuse d’une université (c’était du moins ainsi qu’ils se représentaient l’institution) qu’au sein de la tribu guerrière. Pour ces chasseurs stoïques, cela représentait sans doute la façon la plus visible de lui dire qu'ils l'aimaient.
Malgré la perspective inquiétante de se retrouver dans un milieu complètement différent, aux moeurs et coutumes auxquelles il pensait ne pas pouvoir se faire facilement, Edvard comprenait. Les apparences avaient beaucoup de poids, et ses parents ne souhaitaient pas perdre la face devant les autres membres de la tribu.
Il n’aurait, de toute façon, jamais pu leur tenir tête.