Silo et moi marchons en silence le long de la Plage de Sable Fin. Il doit être aux alentours de midi, nous n’avons pas dormi ni mangé depuis la veille.
Les mains serrées autour des lanières de mon sac, je ne lève pas le nez du bout de mes bottes et j’essaie de me concentrer exclusivement sur l’effondrement léger du sable sous mon poids à chacun de mes pas et le fourreau de mon épée qui m’effleure les mollets par moments. Mais contre mon gré, d’autres images viennent flotter devant mes yeux.
Kobalt qui chute au ralenti vers le sol. La tache de sang à l’arrière de son crâne.
La culpabilité, que j’ai réfrénée pendant tous ce temps, monte soudain en moi et menace de m’étouffer. J’inspire profondément, en quête d’air.
Silo tourne brièvement les yeux vers moi. Je me refuse à lui rendre son regard. La honte est trop grande. Tellement grande que je m’étonne de pouvoir mettre un pied devant l’autre avec tant de facilités, alors que je devrais être clouée au sol par le poids de mes actes.
À ce moment, la rumeur de voix me parvient. Je tends le cou. Devant nous, les pieds nus trempant dans les vagues ou s’enfonçant dans le sable meuble, des gens s’agitent sur la plage. Ils sont nombreux et ils semblent tous scruter le sol, car ils sont penchés en avant et marchent avec la lenteur de ceux qui cherchent quelque chose.
-Qu’est-ce qu’ils font ? je marmonne.
Le son de ma propre voix sonne étrangement à mes oreilles. Je réalise que depuis la nuit précédente, où nous avons quitté précipitamment la maison, je n’ai pas prononcé un mot.
-Je ne sais pas, répond Silo dont la voix est elle aussi un peu enrouée d’être restée silencieuse pendant si longtemps.
Mais je pense qu’il vaut mieux ne pas trop se faire remarquer.Je ne sais pas s’il dit ça parce qu’il ne veut pas être identifié en tant qu’Ange ou parce qu’il a peur qu’on voie le meurtre sur mon visage. Sans doute y a-t-il un peu des deux.
Mon regard est attiré par le bord de mer. Le reflux apporte avec lui une grande quantité d’objets naufragés et les abandonne sur la plage. Il y a surtout du bois flotté, mais je crois aussi apercevoir des grands morceaux de tissu, des pièces de porcelaine et même des bijoux.
Je pense comprendre à quoi se consacrent tous ces gens qui se sont agglutinés sur la plage.
Je m’arrête et tire Silo par la manche.
-Regarde, je lui dis en pointant du doigt les rejets de la marée.
Silo tourne ses yeux bleus dans la direction de mon doigt et il semble saisir ce que je lui signifie. Il secoue la tête.
-Ce n’est pas une bonne idée, Anîhl, déclare-t-il en me regardant.
Il faut qu’on avance. Je ne veux pas m’attarder ici, c’est trop risqué.Je l’affronte du regard. Je remarque que le sien est un peu éteint. Ma gorge se serre. Néanmoins, j’insiste :
-On peut trouver des choses utiles. Peut-être même des trésors.Silo hoche à nouveau négativement de la tête.
-Regarde tout le monde qu’il y a, argumente-t-il en faisant un geste vers les Réprouvés qui se consacrent à leur chasse au trésor.
-Justement, je m’obstine.
Dans la foule, on passera inaperçus. Tu ressembles à n’importe qui, ici.Cette fois, l’Ange garde le silence. Je sais que j’ai gagné, même s’il désapprouve. Sans demander mon reste, je me mets à fouiller le sable du regard et du pied. Silo soupire, puis il se joint à moi.
Nos premières trouvailles sont en-deçà de mes attentes. Nous ramassons essentiellement des objets qui ne paraissent réutilisables qu’à première vue. La plupart sont à jamais détruits par l’eau salée.
-Pourquoi est-ce qu’il y a autant de débris, tu crois ? je demande à l’intention de Silo, qui cherche à quelques pas de moi.
-À mon avis, ce sont les restes des bateaux d’exploration pour Taelora, répond-il après réflexion.
Beaucoup ne sont jamais revenus.Je médite ses paroles. Les catastrophes naturelles qui ont déferlé en chaîne sur les Terres se sont calmées il y a peu seulement. Bouton-d’Or a été partiellement détruit par les inondations et les tremblements de terre. Depuis mon isolement, j’ai suivi seulement de loin la découverte de Taelora, le nouveau continent.
Silo m’appelle et me tire par la même occasion de mes pensées. Je lève le nez. Il agite un bout de tissu sombre à bout de bras d’un air content. J’abandonne mes propres recherches et m’approche en trottinant.
-C’est quoi ? je demande en arrivant à sa hauteur.
-Une cape, répond-il avec le premier sourire depuis la veille.
Elle m’a l’air dans un état correct, je pourrai la porter pour me dissimuler dans les territoires Réprouvés.Ce disant, son sourire disparaît aussi vite qu’il est apparu. Je mords violemment le piercing de ma lèvre inférieure, parce que je déteste savoir qu’il fait tout ça pour moi et qu’il en souffre.
Nous avons décidé de nous rendre à Sceptelinôst. Initialement, Stenfek se présentait comme une option plus simple en raison de sa proximité à Bouton-d’Or, mais les récents événements nous ont dissuadés de nous y rendre. Si l’on en croit les dires, la ville est à moitié en ruines. Sans parler du fait que Silo se ferait épingler dès l’instant où il mettrait un pied chez les Réprouvés.
Sceptelinôst est loin, mais nous espérons que les habitants y sont plus tolérants étant donné que c’est un lieu de passage. Je m’entête à croire que même un Ange a sa place à Sceptelinôst.
Mais d’abord, Silo a décidé de passer à la Citadelle Blanche, le temps de récupérer ses propres biens et surtout, son argent. Aucune chance que nous survivions autrement. Je vais devoir attendre toute seule sur la Plage de Sable Fin le temps de son aller-retour. La perspective ne me plaît pas du tout.
Nous reprenons nos fouilles en silence. J’essaie d’éviter tous les autres explorateurs qui sillonnent les dunes. À deux ou trois reprises, j’assiste de loin à des affrontements virulents entre des individus qui se disputent une trouvaille. Les gens sont comme des bêtes lorsqu’il s’agit de leur avidité.
Précisément au moment où j’ai levé le nez pour observer deux femmes tirer vigoureusement de chaque côté d’une grosse boîte à grands renforts de cris furieux, mon regard est attiré par un éclat brillant sur ma droite. Je baisse les yeux. À moitié enfoui dans le sable, un objet doré reflète les marbrures mouvantes de l’océan. Je m’approche, avec la certitude d’être tombée sur un gros butin.
Je ramasse ma trouvaille et en époussette les grains de sable. C’est un diadème richement orné de perles et de diamants. C’est comme si la noyade et le sel n’avaient eu aucun effet sur lui, car il brille sous les rayons du soleil, intact.
Il pourrait me rapporter une somme colossale si je le revendais.
-Silo, j’appelle sans détacher mes yeux du bijou.
C’est une autre voix qui me répond :
-Qu’est-ce que tu as trouvé là, mademoiselle ?Je tourne la tête. Un homme solide s’avance dans ma direction, suivi à quelques pas de distance par deux de ses homologues. Inutile de cacher le diadème, c’est précisément la raison pour laquelle cet individu m’a accostée.
Je décide de ne pas lui répondre. Je peux me douter qu’il en veut à mon butin.
-Ce bijou est très beau, commente l’inconnu, concrétisant mes doutes.
Il s’est arrêté à ma hauteur et ses deux acolytes l’ont rejoint.
-Et alors ? je grince.
-Ça te dirait de nous l’échanger contre certaines de nos propres trouvailles ? tente de m’amadouer l’homme.
Ce disant, il fait un signe de tête à l’un de ses amis, qui ouvre le sac qu’il a à la main. J’entends des objets qui s’y entrechoquent.
-Pas intéressée, je réplique en serrant un peu mes doigts autour du diadème.
Mes interlocuteurs commencent à m’agacer. J’espère qu’ils n’ont envie que de marchander et n’envisagent pas de recourir à la manière forte. Même si mes propres phalanges me démangent de frapper ces hommes, ceux-ci sont chacun deux fois plus épais que moi.
Où est Silo ? Il est plus doué que moi pour parlementer. Un rapide coup d’œil à droite et à gauche m’apprend qu’il n’est pas dans les parages, je vais devoir me débrouiller sans lui. Comment se comporterait-il dans cette situation ?
-Je suis désolée, messieurs, dis-je en faisant de mon mieux pour adopter un ton poli.
Votre marché ne m’intéresse pas.Mais les hommes semblent faire la sourde oreille à mes efforts, car le premier prend le sac des mains de son camarade et élargit l’ouverture pour m’en montrer le contenu.
-Regarde, ma jolie, m’encourage-t-il d’un ton faussement jovial qui me hérisse les poils.
On a plein de belles choses. Tu veux des assiettes ? Elles sont en porcelaine et à peine ébréchées. Des couverts ? Je peux t’assurer que c’est de l’argent.Je grince des dents et je fais de mon mieux pour retenir la colère qui me grimpe le long de la gorge. J’envisage brièvement l’option de casser le nez à cet individu mais l’image du corps de Kobalt étendu sur le sol qui surgit brutalement dans mon esprit me coupe dans mon élan.
-Tu m’écoutes, mademoiselle ? lance l’homme en agitant une assiette ornée d’horribles peintures roses et vertes sous mes yeux.
Je lui jette un regard plein de dégoût.
-Je vous ai dit que vos trucs ne m’intéressent pas, je rétorque avec l’intention de tourner les talons face à ce trio insistant.
-Attends, ne pars pas si vite ! s’exclame l’homme et il m’attrape par le bras pour me retenir.
Automatiquement, mon poing encore serré autour du diadème part en direction du visage de l’individu. Sous le cri de surprise de ses acolytes, je sens les ornements pointus du bijou entrer en contact avec la tête de l’homme. Ce dernier crie à son tour, de douleur. Il me lâche et porte les mains à son faciès ensanglanté.
Je recule d’un pas. Je ressens une satisfaction sauvage d’avoir enfin donné une leçon à cet importun, mais je regrette déjà d’y être allée aussi fort.
-C’était un réflexe, j’assure sans grande conviction à l’intention des amis du blessé qui sont venus l’entourer.
Ils me jettent des regards haineux qui en disent long sur leur ressentiment. Incapable de m’enfuir, je vois l’homme que j’ai attaqué révéler son visage sous ses mains. Il est altéré par plusieurs entailles sanguinolentes. J’ai failli toucher son œil droit.
-Tu vas le payer, petite garce, siffle-t-il d’une voix qui trahit sa douleur.
Je sens mon estomac se contracter. Je me demande un instant si je n’aurais pas plutôt dû leur céder le diadème, mais ma fierté balaie aussitôt mes doutes. Ces charognards ne méritent rien d’autre qu’une bonne raclée.
En attendant, je suis seule contre trois.
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