L'herbe était d'un rouge profond et ensanglanté. Les brins dansaient et frémissaient doucement au gré du vent. Les troncs blanc des grands arbres fascinaient les enfants qui, curieux, effleuraient l'écorce en quête de vérité. Leurs parents, pendant ce temps, s'employaient à ériger des abris de fortune. Heureux et souriants, ils ne se plaignaient pas un instant des conditions de vie déplorables devant lesquels je les mettais. Honteux et anxieux, je baissais les yeux sur l'épais livre posé sur mes genoux, préférant me plonger dans la lecture des textes anciens. À quoi pensais-je ? J'avais été fou de vouloir rassembler un peuple dissout. Je n'avais rien à leur offrir. Ils étaient là, dans les confins du Continent Mystérieux, et ne disaient rien, très certainement trop polis pour souligner ma folie. Je me mettais moi-même dans une position délicate. Parmi toutes les terres libres, j'avais jeté mon dévolu sur les alentours du Temple des Esprits, à quelques lieues du Lac des Soupires. Bien heureusement, ce dernier était relativement caché. J'avais user de milles précautions pour qu'on ne le trouve pas. J'espérais que ce soit suffisant. Mélodie s'agita dans mes bras. Je la berçais doucement en murmurant un air de chez moi que ma mère chantait autrefois. Liam, qui s'approchait de moi, s'arrêta net pour me contempler tandis que j'apaisais ma fille. Dans un sourire, il finit par s'asseoir à mes côtés. « Quelle jolie voix Caleb. Tu nous avais dissimulé ces dons.» souffla-t-il tout bas pour ne pas réveiller encore la petite. « Je suis pianiste. Il m'arrive d'accompagner la mélodie par quelques paroles.» « Tu es doué.»  « Pas tellement.» « Comme d'habitude, tu te rabaisses et te sous-estime. » Je soupirai, provoquant le rire du Rehla. « Aies un peu plus confiance en toi, Caleb.» « Regarde les, Liam. Ils n'ont plus rire. Certains vivaient peut-être malheureux mais ils avaient presque tous un toit. Ils m'ont cru, ont bu mes paroles et sans poser plus de questions, m'ont suivis. Nous avons du payer pour naviguer puisque mon propre navire n'aurait pas suffit à transporter tout le monde. Nous sommes des centaines sur une terre, certes enchanteresse, mais vide de toute vie.» « Il n'existe pas la moindre communauté Rehla, du moins pas plus grande d'une petite centaine d'individus. Il est temps de bâtir notre Cité. Ici et maintenant. Grâce à toi. Maintenant, laisse moi te débarrasser de ça.»  Il prit le vieil ouvrage en le refermant pour que je puisse tenir correctement Mélodie, qui refusait ces derniers temps de dormir autre part que dans mes bras. « Est-ce que tu connais quelques bâtisseurs ou maîtres de magie parmi les nôtres ? » « Oui.» « Une réunion va s'imposer.» « Quand ? » « Ce soir.»

Lorsqu'elle fut bien endormie, je confiais ma fille au soin d'une charmante Rehla aux cheveux blonds qui avait été gouvernante. Mes inquiétudes pour Mélodie envolée, je pus me rendre parmi la foule pour aider un peu. « Cela ne vous gêne pas ? » murmurais-je la gorge serrée. « De quoi ? » s'étonna une demoiselle enroulée dans des fils pour maintenir sa tente que je montais avec elle. « D'avoir quitté votre routine pour … ça.» Entre mes lèvres, les reproches que je m'adressais étaient à peine voilés. Elle partit dans un rire franc et clair. Du bout des doigts, elle arracha un peu d'herbes. « Regardez moi cette flore. L'herbe est rouge ! N'est-ce pas magnifique ? Divin ? Ces arbres blancs, ces oiseaux colorés … Tout ici à une saveur différente. Cela ne me déplait pas, au contraire. Nous allons être bien ici. Bien sûr, il faudra un peu de temps pour que tout se construire. Ce n'est pas grave. Nous ferons les choses bien, pour ériger une grande et magnifique Cité qui nous correspondra, qui sera faîte par nous et pour nous. Où nous n'aurions plus à nous cacher.» Avoué vaincu, je n'ajoutais rien. J'étais le seul défaitiste dans ce projet. J'avais cru que la journée serait longue. Elle passa à vive allure. À vrai dire, je ne vis pas les heures s'écouler car je n'avais pas eu le temps de m'en préoccuper. Tous le monde devait avoir un petit coin à soi pour passer les nuits, alors nous agissions vite. Dans la frénésie des discussions, tout alla bien rapidement. J'en oubliais même mes idées noires. « Caleb! » cria Liam au loin en m'esquissant de grands gestes. Un peu plus au nord, il y avait une grande et spacieuse tente qui abriterait la petite réunion, avant de servir de chambre à quelques Rehlas dont moi. « Bonsoir à tous.» commençais-je, nerveux devant la petite trentaine d'hommes et de femmes qui me scrutaient. « Il est grand temps de songer à ce que sera notre Cité. Vous êtes réunis aujourd'hui pour vos aptitudes et vos compétences intellectuels, physiques et magiques. Faisons les plans.» Je déroulais sur la table en face de moi un grand parchemin vierge avant de saisir un crayon pour griffonner mes premières idées, tout en incitant les autres à faire de même. Le soir, lorsqu'il fut l'heure de dormir, je songeais à nos projets. J'en souris.

« Lelahel.» Je glissais doucement mes mains sur la gueule de mon Dragon, qui grognait d'aise. Elle partit s'allonger sur un rocher en hauteur pour ne pas être importuner par les enfants qui la contemplaient avec admiration. « Comment allez-vous, mesdemoiselles ?» m'enquis-je dans un sourire. Mal à l'aise, je passais mes doigts dans ma tignasse brune. Ces étranges femmes qui m'accompagnaient souvent étaient de retour. Je ne pouvais les tenir éternellement de moi. Comme j'étais voué à rester quelque temps sur les fondements de ma future ville, j'avais décidé de les faire venir. Blanche-Lune, calme et tranquille, se tenait timidement aux côtés d'une Alice boudeuse. Ren m'ignorait royalement, trop occupée à scruter les parages qu'elle devait apprécier. Yseult avait déjà Mélodie dans les bras alors que Myosotis avait sauté dans les miens. « Prêtes à aider à la construction ? » Elles acquiescèrent avec plus ou moins de conviction. « Faites attention à vous. Je dois m'absenter quelques temps.» « Pardon? » s'étonna Alice. « On vient tout juste d'arriver et toi, tu repars ? » « Pas longtemps. J'ai à faire. Ces gens sont … sous ma responsabilité.» Que ça me plaise ou non, j'étais devenu une sorte de guide. Liam continuait à me persuader d'aller toujours plus loin. Être Roi. Cette idée me troublait. Étais-je prêt pour cela ? J'avais besoin de mettre les choses au clair, avec moi même. Doucement, je pris Mélodie dans mes bras avant de saluer les filles et quelques Rehlas.

« Læhry.» Assis près du rivage du Lac des Soupires et sa surface argentée, je songeais à cette Rehla de la Voûte. J'ignorais si je pouvais lui accorder ou non ma confiance. Qu'elle soit une Cël'ess ne me plaisait guère. Je parvenais tout juste à accepter les miens. Cette fille du monde céleste que je n'avais jamais vu tenait à me parler. Elle était mon seule lien avec ce petit univers. Bien que méfiant, je lui laissais une chance. Elle répondit presque immédiatement malgré que l'on soit de bon matin. « Je t'ai manqué ? » Je souris vaguement. « Comment est-ce que cela se passe, par chez toi ? » « Pas très bien mais pas si mal. Les cieux ne valent pas mieux que la terres si ce n'est pas l'esprit des présomptueux un peu trop orgueilleux. Est-ce qu'il va enfin y avoir une Cité Rehla ?» « Vous vous tenez bien informée en haut.» « Oui c'est vrai que l'on voit beaucoup de choses. Pas forcément moi. Plutôt les grands. Les rumeurs circulent vite, ensuite.» « Oui. Je réunis le peuple dans l'espoir de fonder une véritable Cité.» « Tu te conduis en vrai chef. » « Peut-être. Ils ont besoin d'être guidé. Les Rehlas sont très calmes, pacifiques et discrets. Ils n'ont pas pour habitude de prendre des initiatives. Je n'ai fais que leur donner l'impulsion nécessaire. Je ne mérite pas pour autant d'être sacré Roi, pas pour ça, ce n'est rien.» « Que tu crois! » « En quel honneur serais-je plus méritant que Liam, si sage ?» « Il est un lecteur des étoiles. Tu es un Devin des Astres. Tu es le seul qui sait. Fais toi une raison. Tu fais partie d'un peuple qui croit au Destin. N'essaie pas d'échapper au tien.» « Et toi, que fais-tu dans ta belle Cité d'Argent? » « J'essaie de gravir les échelons sans trop de succès. Je ne suis pas très douée. Je ne perds pas espoir pour autant ! Tâche d'en faire de même. Regarde ta fille. N'est-ce pas une véritable princesse ? » « Merci Læhry. Au revoir.»

Mélodie me dévisageait avec un adorable air sérieux. Doucement, elle pencha la tête sur le côté. Les boucles blondes de sa chevelure rebondirent  dans le vide. Elle posa, un peu brusque, sa main sur ma joue. « Papa.» J'embrassais son front. Pensif et songeur, je décidais de rester un peu près du Lac pour y passer une journée sans soucis. Une fois la nuit tombée, un sentiment de malaise grimpa en moi. J'observais les cieux et ses étoiles. Rêve. Je savais qu'elle aussi, me contemplait. Était-elle satisfaite ou pleurait-elle avec moi ? Elle avait dû assister à ce mariage raté où ma bien-aimée fut jetée dans les bras d'un autre. Elle ne voulait plus me voir. J'étais seul mais éperdument amoureux de mon Orine. Je soupirai encore. Puis quelque chose attira mon attention. Il y avait des cristaux d'un blanc immaculé et brillant. Ils semblaient flotter à quelques centimètres du sol. Curieux, je m'en approchais et tendis le bras sans pour autant poser mes doigts sur la pierre. Une idée nouvelle germa dans mon esprit. Je sortis un calepin de ma poche pour coucher sur le papier ceux à quoi je pensais.

J'étais retourné au camp. Mélodie dormait près de Blanche-Lune. Quant à moi, j'avais plongé à corps perdu dans l'eau froide d'un petit lac qui bordait un bois. Immergé sous les flots, je réfléchis à ma vie, à ce que je souhaitais. Oh oui, j'avais des désirs. Méritais-je simplement d'espérer ? J'étais un lâche. Je n'étais pas quelqu'un de bien. Je n'étais pas digne de devenir Sin Luxinreïs. Une ombre troubla la surface de l'eau. Je remontais doucement. « Liam ?» « Il ne fait donc pas assez froid à ton goût ?» « J'avais besoin de réfléchir.» « Te rafraîchir les idées oui. Pars, Caleb. » « Pardon ?» « Tu as besoin de faire le vide, la part des choses, loin de tout. Pars en quête de toi. Peu importe comment tu reviendras, soit simplement sûr de toi.» A pas de loup, je me dirigeai dans la grande tente où dormaient mes amies. Je souris en les voyant paisibles. Doucement, je me penchais près de Mélodie pour l'embrasser. Hésitant, je me demandais si je devais l'amener avec moi, ou pas.