Je n’aimais pas l’idée que le tirage eût réuni Val’Aimé et mon frère. Je faisais le maximum pour qu’ils demeurassent loin l’un de l’autre depuis que leur amitié avait volé en éclats, à l’adolescence. Je savais pourtant qu’ils avaient réussi à discuter lors du dernier séjour que nous avions fait. Les mots qu’ils échangeaient n’arrangeaient jamais mes affaires. Si j’étais resté auprès du Chef des Armées, c’était pour plusieurs raisons. Lhéasse ne les ferait pas disparaître. Mes idées s’égarèrent un moment sur Tekoa. Si je n’avais toujours pas percé certains de ces mystères, le fait qu’il fût devenu mon élève privait le Sorcier de la possibilité de m’interdire quoi que ce fût. Val’Aimé était pénible avec sa trop grande rigidité et son respect de lois qui n’avaient aucune raison d’être. Je trouvais normal que deux hommes pussent copuler, comme je trouvais normal, et même du devoir des hommes plus âgés, d’apprendre aux garçons la sexualité. Je l’ignorais encore mais revoir mon élève me décevrait. Le temps qui me séparait de lui l’avait fait grandir. Je les aimais jeunes, lorsque l’admiration teintait leurs prunelles et que leurs questions reflétaient leur candeur. Parmi les sujets plus âgés, seule la présence de l’Elzagan arrivait à créer chez moi une étincelle de désir. Il n’avait pourtant rien d’un enfant. Peut-être était-ce à cause du passé et du fait qu’il n’eût plus voulu réitérer l’acte depuis ? Peut-être était-ce à cause de mon frère ? Il était l’ami que je lui avais arraché et pour rien au monde je ne voudrais voir cette amitié se ressouder. Il devait rester mien.

« Il n’y en a pas d’autres. » répondis-je à Ajax, un sourire désolé sur les lèvres. « Judicaël a jugé bon de nous faire dormir tous ensemble pour la cohésion du groupe. Qu’a-t-il dit déjà ? Oh oui… Que certains avaient besoin de se rapprocher davantage. » Il parlait probablement de lui-même et de la femme de mon interlocuteur. « Il a également amené de la gnole pour rattraper le temps perdu lorsque la situation s’y prêtera plus ou que tout sera perdu. » Je détaillai le Mage Noir. Quel dommage que ses enfants eussent tous été avortés : il avait de bons gènes. Si en être à l’origine me procurait une sensation de plaisir, j’avais aussi conscience qu’il valait mieux qu’il ne l’apprît jamais. « Les jumelles se portent bien ? Vous avez déjà trouvé de bons partis pour elles ? » demandai-je, après avoir observé Cyrius admirer un arbre plus loin comme s’il cherchait à en sculpter l’écorce. Il s’était éloigné de nous avec une discrétion étonnante pour un être si charismatique.

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« Je n’aurais pas mieux dit moi-même. » Depuis ma position, j’entendais Dyonis et Ajax parler. Les cordes de la musique intérieure de chacun ne vibraient pas des mêmes informations que celles qui se répandaient dans l’air. Dyonis était vexé qu’Ajax parlât des manigances de Judicaël envers Val’Aimé. Néanmoins, il calmait ses humeurs en songeant que Judicaël s’infiltrait souvent entre les cuisses de la femme d’Ajax. Toutes ces considérations m’étaient égales. Je les entendais sans m’y arrêter, comme devant les compositions d’un musicien moyen. Ce n’était pas médiocre mais ça n’avait rien du chef d’œuvre. Les fourmis qui couraient le long de l’écorce du sapin avaient plus d’intérêt. « Bonne idée. Il vaut mieux éviter aux oreilles de l’Empereur Noir d’entendre la verve éméchée de Judicaël. Quoi que… tout dépend de ce que l’on désire obtenir. » Je sentis son regard frôler ma silhouette. Ils doutaient tous de mes capacités à gouverner. Ma dernière réforme sur la place des femmes dans la musique avait provoqué tellement de grincements de dents qu’il me suffirait de les superposer dans le bon ordre pour créer une pièce musicale de son stridents. Néanmoins, je ne pouvais décemment pas me passer du talent de certaines Sorcières, muselées par des maris aux pensées étriquées et à l’oreille défectueuse. La mauvaise foi ne pouvait cacher au monde le génie. Quelle idée d’interdire aux femmes de jouer de la flûte. Quelles images pouvaient bien hanter les pensées de ces hommes ? Je ne comprenais pas. J’avais pourtant cherché. Je ne voyais pas ce que les bonnes mœurs venaient faire entre un pipeau et la bouche d’une musicienne. La seule indécence était d’interdire à cette dernière de jouer. « Il est vrai que Basphel regorge de jeunes talents. Néanmoins, une partie de la noblesse sorcière critique cette école, bien trop permissive. On y trouve de tout, même de la racaille. Les Ondins et même les Réprouvés peuvent l’intégrer… et tout le monde sait que la taille du cerveau de ces derniers est inversement proportionnelle à celle de leurs muscles. J’ai entendu parler d’une Sorcière qui s’est amourachée d’un Réprouvé à Basphel. Elle en est même tombée enceinte… La famille n’a plus jamais été invitée nulle part et leur nom a été terni à jamais. Les Harcourt il me semble, une famille prestigieuse qui avait fait fortune grâce à Valera Morguis… » J’écoutai en songeant qu’il me faudrait probablement reprendre l’éducation d’Érasme. Le laisser à Val’Aimé ne me convenait pas, bien qu’Elias eût accepté. Je soupirai. Le Sorcier était un talent musical endormi. Je relevai les yeux face à une vérité rassurante : j’étais le Roi, je pouvais faire ce que je désirais. « Mais je suis sûr que ça n’arrivera jamais à tes filles. » En réalité, je sentais qu’une partie de lui était curieuse de ce qu’il se passerait si ça arrivait. « Hélas non. Seconder Val’Aimé me prend bien trop de temps. Il est d’une exigence maladive. Heureusement, ma mère peut compter sur Lhéasse, son fils ô combien parfait. »

Je m’approchai d’eux. « Je ne trouve pas que Lhéasse soit parfait. » dis-je, avant de changer de sujet. « Bien. Bien. » Je frappai dans mes mains. Une flûte à bec y apparut. « Que pensez-vous de ma dernière réforme ? » leur demandai-je. « Regardez… » Je plaçai l’instrument entre mes lèvres quelques secondes, puis le retirai. « Trouvez-vous cela indécent ? » « Non, Votre Majesté. » Je n’étais pas sûr de sa franchise. « Pourquoi donc une femme qui prendrait la même position le serait-elle, alors ? Je cherche à comprendre ces réticences… » L’esprit de certains me dépassait complètement. « Quant à vous… Pourquoi ne pas marier l’une de vos filles à Érasme Salvatore ? Il va redevenir mon protégé bientôt. Néanmoins, je n’ai qu’une condition à apporter : il faut que votre fille fasse de la musique. Nous pourrions même organiser une compétition entre elles… » Je réfléchis. « Je pourrais les inviter à mon prochain spectacle peut-être, pour leur donner envie… » Ma vie artistique s’était réduite à peau de chagrin depuis que la lourde couronne des Sorciers ornaient ma tête. C’était navrant. Kaahl et moi ne nous étions toujours pas produits sur Lagherta. Mes sourcils se froncèrent. Je devais le voir absolument. Peut-être qu’en m’ouvrant les veines comme la dernière fois, il accourrait. En dehors des Portes, peut-être. Ici, je n’étais pas certain qu’il eût ne serait-ce que senti ma présence. Le temps était sens dessus dessous.

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Un sourire doucereux s’invita sur mon visage. Le clavecin n’était pas suffisant pour se marier à Érasme. « Parfait. La main de mon élève… » Puisque j’avais décidé de le ravir à Val’Aimé. « … ne peut être acquise que par des doigts experts d’après moi. » Experts en musique. L’Oracle du Chaos faisait des progrès considérables. Elle formait de magnifiques dissonances. Quant à Sundara… Je fis la moue. Sundara et Érasme n’avaient rien en commun. Cette fille exerçait une mauvaise influence sur lui, mauvaise influence que le Chef des Armées n’avait pas endiguée. « À ce titre, je pense qu’il serait judicieux de forcer la Princesse Sundara à progresser… » Ou à mourir. « Peut-être pourraient-elles suivre des leçons avec vos filles ? » interrogeai-je, tout en songeant que je n’avais pas besoin de permission. « Des leçons en ma présence. » Maintenant que j’avais terminé mon Requiem, il me fallait une excuse pour continuer la musique. Former de probables futures Dames Noires serait valable aux yeux du gouvernement, à la manière du concert de Lagherta. Je commençais à comprendre certaines choses. Il suffisait de gratiner n’importe quoi d’une couche de politique ou de diplomatie pour que les têtes acquiesçassent. Ou je pouvais aussi les tuer. « Les concerts… Oui… » La question me plongea un moment dans mes pensées, souvenir des précédents. Je soupirai. Kaahl me manquait et plus j’y pensais, plus la colère s’invitait dans mon cœur. « Ils auront lieu lorsque le Duc Paiberym daignera arrêter ses activités sans importance pour se rendre à Lagherta. » tranchai-je, de mauvaise humeur. Le fait qu’il me préférât cette Aliénor Vaughan m’entravait la gorge. Je posai les yeux sur Dyonis, sans voir son visage, contrarié. « Tout va bien, Votre Majesté ? » demanda celui-ci. Mes iris harponnèrent les siens. « Pensez-vous que le Duc deviendra Empereur Blanc ? » « Je ne peux m’avancer sur le sujet, malheureusement. » répondit le Sorcier. « Vous ne croyez pas en ses capacités ? » l’interrogeai-je. Je sentis le trouble en lui. « Si, bien sûr. N’est-ce pas Ajax ? Il est né Sorcier après tout. » Je ris doucement, avant de changer de sujet. « Préparez-vous. Ce soir je vous évalue tous en musique. Le meilleur recevra une récompense. Le pire devra boire la gnole. » Je les avais entendus en parler et croyais savoir que les jeux à boire étaient un bon moyen d’intégration. Je n’avais jamais compris. Je m’éloignai d’eux et laissai ma magie flotter derrière moi. J’allais leur créer à chacun un instrument à la hauteur de leur personnage. Certains n’avaient pas la fibre artistique mais peut-être me donneraient-ils des idées. Ensuite, je leur fausserais compagnie. Ils étaient trop lents et je devais voir Kaahl.

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