Objectif : Chuan rencontre son premier Aisuru potentiel.
Monsieur De La Bigne,
Je vous informe que j'arriverai dans les Terres du Lac Bleu dans quatre jours. L'ambassade a déjà convenu d'une auberge Orine pour m'héberger pour la durée du séjour. Notre entremetteuse m'a fait savoir qu'elle souhaite participer à notre première entrevue.
Elle a suggéré que nous nous rendions dans les Jardins de Jhēn afin de nous rencontrer. Elle vous communiquera l'adresse à l'avance et vous pourrez convenir d'une heure ensemble. J'adapterai mon programme en conséquence.
Dans l'attente de notre rencontre,
Chuan Ming.
Je pliai la lettre et y apposai le sceau qui permettrait à l'envoyer à mon Aisuru potentiel, Friedrich De La Bigne. Mon cœur bondit quand elle disparut. Je venais d'ancrer dans la réalité ce moment dont j'avais tant rêvé : la rencontre de celui qui partagerait peut-être ma vie à jamais. C'était un moment solennel. Mon thé était froid et des cadavres de brouillons jonchaient le sol. Je poussai un long soupir et basculai ma tête en arrière. A mesure que je fixai le plafond, il semblait se rapprocher de plus en plus, jusqu'à m'écraser au sol. J'avais besoin de sortir. J'étouffais. Je me levai d'une traite et fis glisser la porte coulissante avec hâte, puis je m'élançai dans le jardin sans prendre la peine d'enfiler mes sandales. Mon grand-père eut à peine le temps d'apercevoir mon ombre filer devant lui, pour aller se perdre dans le champ de tournesols. «
J'reviens, Yokan ! » Réveillé par mon sursaut d'énergie, Pouic se planta sur ses pattes et releva les oreilles, puis il me rejoignit à petites enjambées. Je continuai à courir sans faire attention au chien, galvanisée par la sensation du vent qui tentait de ralentir mon rythme.
J'étais emplie d'un trop-plein d'émotion. J'étais excitée par l'événement, apeurée d'être déçue par Friedrich, et triste de quitter à jamais le cocon si confortable que constituait mon imagination. Confronter la réalité à mes rêvasseries de romantique était une éventualité effrayante. Rien ne pouvait égaler l'émotion des romans, les vies héroïques des personnages de légendes. Pourtant, je ne voulais pas moins que cela. Je brûlais d'un désir profond de fusionner avec ma future âme-sœur. Mais elle devait aussi s'en montrer digne. Et si j'étais trop exigeante, pourrais-je vraiment la trouver un jour ? Ou me condamnerais-je à chercher une chimère ? Je secouai la tête. Mes jambes me conduisaient toutes seules vers le bosquet d'Onikareni. Je haletais. Ma gorge s'asséchait et mes pensées parasites finirent par s'évaporer, chassées par la détresse physique de mon corps. «
Rattrape-moi, Pouic ! »
Courir m'emplissait de bonheur. Je m'imaginai les pégases galoper à côté de moi, mes frères et sœurs volant au-dessus de ma tête, guidant la brise pour soutenir leur course. Et puis, l'illusion disparut quand je m'affaissai sur un lit de feuilles, épuisée. Mon coeur battait dans mes tempes. Mon corps était devenu une onde de chaleur, humectant les feuilles des quelques gouttes de transpiration générée par l'effort. Et puis, ma respiration ralentit. La mélodie de la forêt parvint à mes oreilles avec plus d'intensité. Je fermai les yeux et écoutai religieusement son concert. Soudain, une sensation lourde sur mon ventre me tira de mon état méditatif. Pouic m'avait rattrapé, haletant, et revenait après s'être désaltéré dans le ruisseau proche. Il s'allongea contre moi et retomba dans un sommeil profond en un temps record, retroussant ses pattes contre son ventre. «
Friedrich. » Je goûtai la saveur de son prénom sur mes lèvres et laissai sa prononciation résonner dans mon esprit, en écho à mes espoirs et mes rêves.
Friedrich De La Bigne était un Magicien qui travaillait dans le corps de l'armée, en tant que Colonel de la section Senghor. Son amour pour les animaux m'avait tout de suite fascinée. J'avais rêvé des nuits entières de Gan-Dhi, des éléphants à la blancheur de la lune. Lui était également intrigué par les Töh Taureaux et les Oniyumi, des animaux qui, apparemment, se faisaient rares dans les autres régions du monde. Et puis, des doutes avaient germé dans mon esprit, sur la base de certaines tournures de phrases, de formulation ou de mots mal choisis. Je surinterprétais les moindres détails pour garder la flamme de l'espoir sous contrôle. Désormais, je ne savais plus quoi penser de cet homme. Il menait une vie fascinante, avait une famille aimante et semblait être armé des meilleures intentions.
Mais le cœur ne s'embarrassait pas de tels critères pour choisir. Parfois, je rêvais que je gagnais le pouvoir d'observer tous les Aisuru de ma liste telle une fourmi. Que je pouvais les suivre, le temps d'une journée, en restant invisible. Et à ce moment-là, le choix m'apparaîtrait clairement. Pourquoi s'embarrasser de lettres, de critères déterminés par on-ne-savait qui et de semaines d'apprentissage, alors qu'il suffisait d'un regard pour infirmer ou affirmer la question vitale des élans du cœur ? Et puis, pourquoi exclure la quasi-entièreté de la population par le sceau d'une satanée liste ? Et si je tombais amoureuse de quelqu'un d'autre ? Rien ne m'en empêchait. D'ailleurs, c'était l'un de mes désirs secrets. J'étais amère en pensant au système instauré par les Orines. J'avais bataillé pendant des jours à coups de lettres interposées avec l'ambassade des Terres du Lac Bleu afin d'évincer l'entremetteuse de notre premier rendez-vous avec Friedrich. Mais rien n'y avait fait.
A cause de ma mère, soi-disant, qui n'avait pas demandé à ce que je rencontre mon premier Aisuru jusqu'à mon âge avancé, une irréprochabilité due à mon âge était attendue de moi sans que l'expérience ne puisse me le permettre. En bref, l'entremetteuse était persuadée de mon échec. J'étais si remontée que j'avais imaginé plusieurs théories pour invalider sa présence jusqu'au moment du rendez-vous. Une fuite inopinée le matin-même pour aller voir Friedrich moi-même, un mot codé au détour d'une lettre... je pensais même à prendre les plantes avariées de ma tante, qui prenaient la poussière dans son sellier, pour provoquer une indigestion qui la clouerait au lit au moment opportun.
Mais il avait fallu que je me rende à l'évidence : je ne pourrais pas gagner à ce jeu, et je finirais par blesser les autres dans mon propre intérêt. Ma seule issue était de respecter l'étiquette dans les moindres détails au cours du premier rendez-vous, quitte à ranger le romantisme au placard. *
S'il t'abandonne à la moindre difficulté, cela signifie qu'il n'est pas fait pour toi*, m'avait dit ma mère avant que je parte de Hava. Ses paroles me semblaient pleines de sens pour les autres, mais je ne parvenais pas à imposer le même standard à ma situation. Et puis, il y avait des contre-exemples. Quand Min avait raté sa performance en rencontrant son Aisuru, il n'avait plus jamais voulu entendre parler de lui, alors qu'il ne s'agissait que d'une erreur. Une erreur dangereuse, certes, puisqu'un incendie n'était pas une mince affaire... mais cela ne changeait en rien sa qualité en tant que personne. Rien ne lui prouvait que ce serait différent dans ma situation. Il y avait trop de questions en suspens. J'avais besoin de réponses.
***
Le Colonel de Senghor me fit un fort effet quand je le rencontrai. Nous avions parlé de son travail pendant au moins une heure, sous la supervision attentionnée de l'entremetteuse. C'était le genre de personnes avec qui tout collait sans efforts. Il verbalisait mes pensées secrètes. Je finissais ses phrases. Son apparence aidait aussi son cas ; il était plus grand que moi et pas très baraqué, mais nous n'étions pas étrangères à ces types de silhouettes plus élancées sur les terres Orines. Je me doutais que les critères de virilité étaient bien différents chez les Magiciens. Il avait l'air peu confiant en séduction. Mais ce n'était pas un handicap : ma confiance valait pour nous deux.
Aujourd'hui, nous allions nous revoir dans son domaine. Sa famille était aisée. Malgré son âge, il vivait encore sous leur toit. Il mettait de l'argent de côté afin d'acheter une propriété quand il fondrait sa famille. Il m'avait parlé d'une grande ferme et d'étables où élever des bêtes ; où les employés seraient comme une grande communauté œuvrant dans un but commun. Il m'avait entraînée dans son rêve. Il me montrait des horizons immenses et majestueux. Il prenait ma main et m'élevait plus haut que je n'étais jamais été auparavant. Mon cœur basculait un peu plus, chaque jour qui nous rapprochait de notre second rendez-vous. Mon carnet d'idées ne ressemblait plus à grand chose : son nom était partout, dans toutes les formes et toutes les couleurs imaginables. Je tentais de le faire sortir de mon esprit, mais il y était comme ancré à vie.
Cette nuit avait été le premier moment où il avait quitté mes songes, curieusement la veille de mon rendez-vous. Depuis, j'étais distraite : je repensais à cet étrange rêve. «
Tu es prête ? » Me demanda soudain l'entremetteuse. La calèche était arrivée à destination. Sous nos pieds s'étendait un champ de verdure parsemé de marguerites, de tulipes et de violettes. Quelques chemins avaient été creusés dans l'herbe, mais sans rompre son naturel. Elle menait à un grand château blanc, qui donnait sur le lac. Maintenant que je le découvrais, je comprenais mieux pourquoi Friedrich vivait encore dans ce soupçon de paradis. «
Je suis plus préparée que jamais ! » M'écriai-je avec aplomb.
Pouic s'était précipité dehors et se roulait dans l'herbe, en se contorsionnant pour s'imprégner de l'odeur. «
Je réitère mon conseil... tu ne devrais pas amener ton chien. » Je me tournai vers elle et plissai les yeux. Ce qui touchait à Pouic n'était pas négociable. Elle soupira, vaincue. «
Bien... Monsieur De la Bruie vous ramènera lui-même après votre rendez-vous. N'oubliez pas : vous reviendrez avant le crépuscule. C'est bien clair ? » Je fis la moue et me détournai d'elle, entrant dans le jardin. «
Oui, oui, j'ai compris ! » M'agaçai-je en levant les yeux au ciel. Elle me traitait comme une enfant et c'était insupportable. «
A ce soir ! » Entendis-je dans mon dos. Encore une façon de me rappeler les règles... si Friedrich voulait que je dorme ici, je n'émettrais aucune contestation. Son mot aurait plus de valeur que le sien.
Je m'élançai à travers l'herbe et appelai Pouic. Ce dernier se retourna d'un coup, des brins d'herbe accrochés partout sur son poil orangé. Il s'ébroua et s'élança à ma poursuite. De loin, il devait certainement ressembler à une petite boule qui surgissait au-dessus de l'herbe à chaque saut. Je ris en imaginant la scène. En courant, ma coiffure fut complètement ruinée. L'humidité de mes prunelles effaça une partie de mon maquillage. Mes vêtements se plissèrent de toutes parts. Mais je m'en fichais : j'étais trop excitée pour me retenir. J'avais besoin d'extérioriser. «
Allez, Pouic ! Plus vite ! » Je claquai des mains en me penchant vers lui pour le stimuler. Le corgi aboya et tournoya autour de moi, puis détala à toute vitesse vers le château. Je le suivis en le regardant. Mais soudain, une autre silhouette attira mon regard : c'était lui. Friedrich.
Mon regard s'illumina. Je courus vers lui et m'élançai dans ses bras, emportée par mon élan. «
Oh...! Attention ! » Balbutia-t-il, le souffle coupé. Elle avait tant pensé à lui, elle l'avait tant imaginé que ce moment lui apparaissait comme un rêve. Elle sentait son odeur caractéristique de coton, l'odeur de cheval toujours insufflé dans sa chevelure. «
Quoi ? Je suis trop lourde pour toi ? » Le provoquai-je. En m'écartant de lui, je perçus son air gêné et mon enthousiasme s'envola soudain. «
Pardon... je me suis emportée. Ha ! » Lâchai-je en m'éloignant de quelques pas.
Je tentai de réarranger ma tenue, me sentant soudainement parfaitement idiote. « Non, c'est parfait », poursuivit-il en détournant le regard. Je me mordis l'intérieur de la joue. J'avais été un peu trop vite, certainement. «
Et qui es-tu, petit chien ? » Je retrouvai mon sourire. Mon compagnon avait happé son regard et secouait son derrière en cherchant les caresses de sa nouvelle rencontre. «
C'est Pouic ! Mon meilleur ami », poursuivis-je, fièrement. «
Enchanté, Pouic ! Tu es très beau. Très sociable, aussi. Tu vas bien t'entendre avec nos chiens. Venez !»