Wao cligna des yeux, ne distinguant rien sans l'obscurité. Sa chambre avait disparu. A la place, il se trouvait dans une pièce froide et vide. A en juger de l'écho, elle était très grande. L'air sentait la pierre et la poussière, comme la rose qui l'avait téléporté. C'était comme s'il était sous terre. Au bout d'une bonne minute, il parvint à s'habituer à la faible luminosité. Confus, ses yeux se posèrent sur la rose ensorcelée. «
Il y a quelqu'un ? » Sa voix trébucha sur les murs et résonna longtemps contre la pierre. Soudain, il entendit des pas claquer contre le carrelage, quelque part. A cause de l'écho, il ne pouvait en distinguer la source.
Ce fut une voix qui le poussa à se retourner. «
Bonsoir, Wao. » L'Orine reconnut les pupilles brillantes et la chevelure de flamme d'Eleanor. D'un geste, cette dernière alluma par magie toutes les bougies de la pièce. Il y en avait au moins une centaine. La cire parsemait le sol, les murs et le plafond. Ils se trouvaient dans une sorte de cathédrale souterraine : il n'y avait aucun signe de fenêtre. Eleanor avait changé : elle s'était vêtue d'une longue robe cramoisie. Ses cheveux étaient brillants et son visage rehaussé par un maquillage sombre. Dans cet apparat, elle était plus qu'une simple femme. Elle était sa Déesse.
Malgré l'étrangeté du lieu, Wao se relâcha en sa présence. Il se sentait enfin là où il devait être. Dans son cocon secret. «
Eleanor... » Il sentit ses forces l'abandonner. La rouge retint sa chute avec une poigne étonnante. «
C'est si dur. Je n'en peux plus. » Il ne savait pas de quoi il parlait. Drosera ? Eöl ? Ou la souffrance d'être séparée d'elle ? Il enfouit son visage dans le cou de cette dernière. Ce geste intime ne lui parut pas déplacé. Comme si rien de tout cela n'était nouveau, mais purement naturel. «
Je comprends. Tu es là, maintenant. Tout va bien se passer. » Elle passa sa main dans ses cheveux et les caressa. Wao s'apaisa.
«
Où m'as-tu emmené ? » Elle s'écarta de lui et leva un regard empli de fierté. «
Chez moi. Regarde... c'est l'orgue dont je t'avais parlé. » Wao la suivit comme une marionette et écarquilla les yeux en découvrant le monstre de métal. Plus qu'un instrument de musique, c'était une machinerie. «
Ne sois pas intimidé. Ferme les yeux et écoute. » Eleanor venait d'adopter une familiarité qui aurait dû le déranger. Mais une fois de plus, elle s'en tirait sans provoquer la moindre gêne. Son regard papillonna entre l'œuvre de métal et celle de chair. Il était comme dépossédé d'une partie de lui-même. Dans un état second d'adoration. Et il aimait ça. «
D'accord. » Des doigts froids s'appuyèrent sur ses paupières et le monde disparut. Il la suivit à l'aveugle. «
Attention, cela risque d'être fort pour tes oreilles sensibles. Prépare-toi », poursuivit-elle en pressant sa main contre son bras. Il frissonna d'excitation.
Eleanor s'assit et posa ses mains au-dessus du clavier le plus petit. Six se succédaient, en forme de pyramide, et une vingtaine de pédales s'étalait sous ses pieds. La curiosité de Wao atteignait son paroxysme. Son souffle en était coupé, comme si son corps se pétrifiait dans l'attente de la première note. La musicienne ferma les yeux et commença son morceau. Des notes aigues résonnèrent aussitôt dans la cathédrale. Puis, elle appuya sur des pédales. Des sons graves s'élevèrent, comme des râles venus tout droit de l'Enfer. Les sons firent vibrer son corps tout entier. A elle seule, Eleanor maniait un orchestre.
L'organiste poursuivit, de plus en plus vite, avec de plus en plus d'intensité. Des volutes de fumée surgissaient des tuyaux de métal. L'orgue entrait en éruption. Le sol vibrait. La flamme des bougies se reflétait sur les tuyaux, lui donnant des airs de volcan. Wao avait écarquillé les yeux, les deux mains apposées sur son palpitant qui chantait en chœur avec la fumée. Des frissons lui parcoururent le corps de la tête aux pieds. Les émotions débordaient. C'était une mélodie dramatique. Un cataclysme conté par les notes. Puis vint l'apothéose. Eleanor fit raisonner les derniers accords avec toute la force de ses mains. Les sons agressèrent les oreilles de Wao, comme le dernier coup porté à un mourant. Eleanor leva les mains et ferma les yeux. Les deux écoutèrent les dernières notes s'échouer sur les murs et disparaître.
Quand le silence emplit la cathédrale de nouveau, Wao se souvint de respirer. Son cœur coula dans sa poitrine. Il pris une grande inspiration salvatrice. Son âme était transie de plaisir. Eleanor l'observa d'un air curieux. Pour la première fois, l'Orine remarqua son teint pâle comme la mort. Parfois, il se demandait s'il n'était pas devenu fou et qu'elle était un fantôme créé par ses rêves. Il avait si mal dormi les nuits précédentes que la frontière entre jour et nuit s'affinait. Il avait peint une infinité de toiles sur sa muse dans ses rêves, et plus encore la journée. Il avait fini par voir Eleanor au détour de chaque rue, la sentir manier sa main sur les toiles. Qui sait ? Il avait peut-être rêvé, cette nuit-là. Comme le premier symptôme d'un mal-être qui l'empoisonnait. Mais comment un poison pouvait être si bon ? C'était insensé. Sa raison l'échappait toujours plus. Les recoins de son esprit devenaient flous. Seule elle prenait de plus en plus de vie, comme la foi ravivée par le fanatique.
–...c'est magnifique, finit-il par souffler.
–Je pourrai t'apprendre. Qu'en pense tu ? –Je... je ne sais pas... Je doute avoir le temps, répondit-il à regret. Elle se leva et s'approcha de lui. Sa conscience lui échappa.
–Avec moi, tu pourrais avoir tout le temps du monde, tu sais. Quand je choisis quelqu'un, c'est pour passer ma vie entière avec elle. Je ne pourrais passer une seule nuit sans elle. J'ai perçu cette envie chez toi et... je n'ai pas pu résister à ton appel. Elle caressa ses cheveux du bout des doigts. Le cœur de Wao manqua un battement. Elle était tout.
–Tu parlais de pouvoirs au bal... à quoi faisais-tu référence ? Quelque part, Wao parvenait encore à s'accrocher à la raison.
–...je ne faisais qu'allusion à mon sens de l'observation, rien de plus. Je suis forte pour ressentir les élans de l'âme. Son explication était floue, mais Wao la crut. Il buvait ses paroles.
–Que veux-tu de moi ? Finit-il par demander, s'approchant d'elle. Une lueur s'embrasa dans les iris félins d'Eleanor.
–Je veux m'unir à toi. Je veux te montrer tout ce qui a de plus beau au monde. Marcher avec toi à jamais. Elle lui murmurait ces derniers mots, son visage presque collé au sien.
Mais pour cela, je dois te montrer ta véritable nature. Nous sommes connectés par le Destin, tous les deux. Tu le sais aussi bien que moi. –Je suis engagé. Je... j'ai des devoirs, murmura Wao dans un supplication. Ses mots étaient en contradiction avec son regard. Il cherchait à entendre les mots qui l'unirait à elle.
–Ah oui ? Envers qui ? Un fantôme qui te néglige ? L'Orine baissa les yeux et serra les dents.
–Ne parle pas comme ça de mon Aisuru... je t'en prie.–Ce n'est pas ton Aisuru. Et où est-il maintenant ? Moi, je suis là. Je le serai toujours. Tu peux repartir, si tu le souhaites. La rose peut te ramener, mais elle sera déchue de ses pouvoirs ensuite. Rien ne t'en empêche... telle est mon offre. L'éternité ou rien. Wao relâcha les mains d'Eleanor. Il rassembla ses dernières forces et tourna les talons pour retourner chercher sa valise, la rose posée au-dessus.
–Alors je m'en vais. Tu ne devrais pas me proposer cela et tu le sais pertinemment. Ce n'est... pas correct. Elle le retint.
–Embrasse-moi et redis moi que tu veux partir. Si je vois que tu es honnête, je te libèrerai.Wao releva les yeux. Son cœur entamait une course affolée. Une bataille faisait rage dans son esprit. La raison s'opposait à ses sentiments. Mais l'Orine avait toujours été un homme terre-à-terre. Il hocha la tête. Leur avenir serait donc scellé dans ce moment. *
Est-ce réel ?* Cette question tournoyait encore dans son esprit. Il repensa à son baiser avec son Aisuru. Son nom lui échappait. Les traits de son visage étaient devenus flous. Qui était-ce, déjà ?
Wao s'approcha d'Eleanor. Le souvenir du moment d'intimité passé avec son Aisuru était profondément marqué dans son esprit, même s'il oubliait l'identité de l'Elu. Il savait ce qu'il était censé ressentir. «
Tu me le promets ? » Demanda-t-il. Mais il s'approchait déjà de ses lèvres. Quelle que soit sa réponse, il ne s'arrêterait pas. «
Oui. » L'Orine ferma les yeux et embrassa la chimère. Le contact l'enivra. Son corps l'abandonna. Il se vit enlacer Eleanor et la serrer contre lui. Ce fut elle qui mit fin au baiser. Quand elle recula, Wao tenta de revenir. Il voulait plus. «
Alors ? » Elle connaissait déjà la réponse. Ce dernier la serra plus fort. «
Je... je veux rester. » Ces mots déclenchèrent quelque chose dans son esprit. Il fusionnait avec elle et se détournait de tout le reste.
Il n'y avait plus de retour en arrière. «
Tu es une Orine très spéciale, Wao Ming. » Ce dernier se sentait comme un enfant à qui on avait tout donné. Il l'enlaça et la serra. Sa température cadavérique ne le dérangeait toujours pas. Il ne se rendait pas compte qu'il tremblait de froid, enivré par une adoration sans limites. «
Je te veux juste pour moi », lui souffla-t-elle à l'oreille. «
Je suis à toi », balbutia Wao. L'Aliénation de la Vampire était complet. Wao était devenu une marionnette. Il accueillait la perte de contrôle comme un cadeau divin. «
Alors laisse-toi faire. » La main d'Eleanor remonta jusqu'à sa nuque. Wao frissonna, mais il continuait à la serrer de toutes ses forces contre lui. Il ne sentait aucun battement de cœur, mais il s'en fichait. Un murmure fugace se glissa dans son esprit. Vampyr... en était-elle une ? Non, peu lui importait. C'était dans l'ordre des choses. «
Mon lien à moi s'appelle le shaazka. Ce sera douloureux. Es-tu capable de le supporter pour moi ? » Wao serra plus fort. Il n'avait pas peur. «
Fais-moi tienne. »
Il passa sa main dans ses cheveux et dirigea sa bouche vers sa nuque. Il ne savait pas d'où venait ce geste. C'était la suite logique des choses. Il sentit les lèvres douces et sèches d'Eleanor lui caresser la peau. Tous ses sens étaient en éveil. Mais soudain, une douleur lui déchira la peau. Eleanor avait planté ses crocs dans sa chair. Il sentit un filet de sang rouler sur sa clavicule. «
Ah... » Une expression de douleur déforma ses traits. Son regard se porta sur le lustre au plafond. Les flammes devinrent floues. Son état d'ivresse fut rompu par la souffrance. Pourtant, Wao ne se défit pas de sa prise. Il continuait à l'accueillir. Une sensation de brûlure le contracta et se déversa dans son corps tout entier. Puis, elle s'évanouit dans une sensation de somnolence. Ses genoux l'abandonnèrent. Eleanor guida sa chute jusqu'au carrelage et s'allongea sur lui. Sa vision fut obstruée par la coulée de lave de sa chevelure.
Eleanor aspirait sa vie, gorgée par gorgée. Au début consentant, l'instinct de survie rappela l'Orine à l'ordre. Il remua les lèvres pour lui supplier d'arrêter, mais aucun son ne sortit. Il tenta de la repousser, mais ses forces l'avaient déserté. Son souffle ralentit. Ses yeux écarquillés fixaient un tourbillon de rouge. Eleanor suçait son essence avec une gloutonnerie sauvage. Wao ferma les yeux dans l'espoir de regagner un sens de contrôle, si ce n'était de son corps, au moins de son esprit. *
Je vais mourir*, se surprit-il à penser dans un éclat de lucidité. La faucheuse avait un visage, et il s'imposa à lui dans son subconscient. Le cadavre que sa mère lui avait fait peindre, premier témoin de la mort, revint le hanter. Il se visualisa le visage sans vie, avec ses traits blêmes et mous, en imaginant prendre sa place. Une torpeur le saisit. Wao pencha faiblement sa tète d'un côté, les sourcils froncés.
Soudain, il sentit une main froide lui saisir le crâne et le pencher vers l'arrière. L'univers tangua violemment. L'Orine voulait voir. Il parvint à soulever une paupière pour apercevoir la forme de son bras que son bourreau amenait à sa bouche. Il sentit des gouttes lui tomber sur le visage. Puis, un poignet glacé se pressa contre ses lèvres. Un goût de fer l'envahit. Un liquide coulait dans sa gorge et sur son menton. Wao tenta de tourner la tête. En vain. Son rituel accompli, Eleanor s'allongea alors à ses côtés. Elle posa son visage contre ses seins et commença à caresser ses cheveux. Il l'entendit faiblement chanter. A la fois épuisé, vidé et bercé, Wao sombra dans un sommeil de plomb.
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