Wao entre dans la salle de Bal. Son manteau en lin est trempé par la pluie typique de Drosera, mais d'un coup de brosse magique, le serviteur à l'entrée lui retire toute humidité. *
Les Alfars anticipent vraiment toutes les situations... tante Mei serait admirative*, se dit-il en songeant à la tante maniaque de Min. L'Orine comprend qu'il arrive dans une soirée guindée : les invités, malgré leur masque, exhibent sans retenue leurs plus précieux bijoux. Il entend des personnes s'appeler par leur nom à voix haute, comme si leurs masques ne cachaient rien. Il se sent soudain comme pris au piège. Il pensait arriver comme un convive comme les autres, mais tout le monde va vite le reconnaître. Les Bénies des Arts ne passent pas inaperçues dans ce quartier. «
Reste près de moi et tout ira bien », le rassure Rubèn. Mais le trémolo de sa voix trahit sa propre inquiétude.
Ces derniers jours, le fils de son Aisuru potentiel est devenu paranoïaque. L
'investigation dont il rêvait de percer le secret, certainement plus par ambition personnelle que par conviction, s'est retournée contre lui. Il a fait arrêter le cocher de nombreuses fois sur le chemin pour écouter les bruits autour d'eux ou vérifier qu'ils n'étaient pas suivis. Il est en train de perdre la raison, et il entraîne l'Orine dans son trépas. Wao s'est juré que cette soirée serait la dernière faveur qu'il lui accorderait. Ensuite, il ne voudrait plus entendre parler de cette dangereuse affaire. Quelqu'un a du sang sur les mains, et Wao ne veut pas se trouver en travers de sa route. Encore moins pour servir les intérêts d'un ado trop ambitieux pour son propre bien. Il a accepté de venir à ce bal masqué avant ce fiasco. Il tiendra sa parole et rien de plus. Ensuite, il donnera le carnet d'enquête à son père. Wao n'accepte plus d'être tiré d'un côté et de l'autre par la famille Lièn comme une marionnette. C'est éreintant.
«
Je ferai ce qu'il me chante, et si je veux m'éloigner de toi, tu ne m'en empêcheras point. » Wao ponctue ses mots par un regard sombre qui perce à travers son masque à plumes de cygne. Il n'est pas en colère, mais reste ferme. Alors qu'il avance dans le couloir sombre, une faible musique perçant le bout, un visage apparaît soudain dans la pénombre. Il revoit encore
l'expression de détresse de cette domestique. Elle le guette dans la nuit et la pénombre, pour revenir le rappeler de son méfait. Son regard cherche la lumière pour éclipser ce mauvais souvenir. A sa gauche, Rubèn est trop surpris de sa réponse froide pour répliquer. Il dissimule son émotion
sous le masque d'oni que Wao lui a prêté.
Les deux convives marchent en silence sur le tapis en velours. Devant eux, le serviteur les guide, puis s'arrête devant un rideau. Il se retourne vers eux et s'incline, avant de soulever l'épais tissu. La musique se renforce soudain. Mais à la surprise de Wao, la salle n'est pas très illuminée, si bien qu'il n'en distingue pas les contours avant d'y entrer. Wao s'incline à son tour devant le serviteur. Rubèn lui assène une frappe discrète dans les côtes, lui rappelant les règles d'étiquette Alfare. Puis, il le dirige vers la gauche, où un buffet rassemble quelques convives. Wao se laisse entraîner, mais il ne regarde plus du tout en face de lui : il est subjugué par la décoration de la salle. Des bougies trônent sur des chandeliers tout autour de la salle, mais leur lumière est tremblotante, comme si un vent invisible les mettait à rude épreuve. Les fenêtres ont été cachées par des rideaux de velours, qui entourent toute la salle. En haut, des Alfars discutent, un verre à la main, sur un balcon qui surplombe la piste de danse. Et au centre, une vingtaine de convives s'animent au rythme de la musique.
«
Ce Bal est organisé en l'honneur du concerto d'Offachman. Vous reconnaissez certainement l'ambiance qui fait écho à la Danse Macabre que nous avions écoutée au concert », lui glisse Rubèn en arrivant au buffet. «
Oh... » Wao n'y fait pas attention : au lieu de fixer le balcon, son plonge sur ses pieds. Une fumée magique à l'éclat verdâtre recouvre tout le rez-de-chaussée sur un mètre. Wao ne voit qu'à hauteur de ses genoux. Il règne dans le Bal une atmosphère lugubre. Comme un enterrement où les esprits danseraient au-dessus de la tombe d'un cadavre encore frais, afin de célébrer l'arrivée d'un Alfar dans leurs rangs. L'ambiance le ramène à son enfance : à Onikareni, une troupe appelée
Alouine montait son camp chaque année, et elle incluait une maison hantée enfouie sous une tente. Un frisson familier lui parcourt l'échine. Il jette un regard inquiet vers les fenêtres recouvertes, le privant de la lueur du crépuscule et le rendant vulnérable. Vingt ans plus tard, il craint toujours autant les ténèbres.
«
Avez-vous peur du noir ? » Soudain, une voix le tire de ses observations. Wao se rend compte que Rubèn, qui lui intimait pourtant de le suivre, est parti de l'autre côté du buffet sans faire attention à lui. A la place, une grande femme se tient devant lui, un masque noir et doré cachant son visage. Il prend la forme d'une tête de corbeau, dont le bec surplombe son nez. Il aperçoit la ligne ronde de son menton et l'éclat rouge de son regard à travers le costume. Son buste est relevé et sa posture est droite, à la manière d'une danseuse. Mais c'est son regard qui subjugue Wao. Le rouge de ses pupilles envahit son champ de vision. Il ne voit plus qu'eux. L'image de cette dame est instantanément gravée dans sa rétine. Il est pris par l'envie de la peindre pour immortaliser sa beauté. «
Je... euh... » Wao en a perdu ses mots.
Sa bouche reste ouverte, en suspens, comme s'il s'apprêtait à dire autre chose, mais aucun son n'en sort. L'inconnue sourit, visiblement ravie de l'effet qu'elle porte sur sa personne. «
Vous avez raison. Un bel homme tel que vous pourrait être emporté par des créatures de la nuit, faites attention. » Un autre sourire énigmatique s'étire sur le coin de sa lèvre, mais son regard reste sérieux. Ses cheveux roux s'embrasent contre l'éclat des flammes des bougies alors qu'elle se tourne vers le buffet. Ils tombent comme des vagues de lave sur sa poitrine, et rebondissent quand elle se redresse, un verre à la main. «
J'ai entendu dire que l'alcool chassait la peur. Tenez. »
*
Wao prend le verre machinalement, alors qu'il ne boit jamais d'alcool, et le porte à ses lèvres. Juste avant que le liquide ne touche ses lèvres, un soubresaut de raison lui permet de redresser la coupe de tentation pour l'éloigner de lui. Le geste béni lui fait retrouver ses sens. Soudain, la musique lui paraît plus vive. «
Je... pardonnez-moi, je m'égare. Mon inquiétude est-elle si visible que cela ? Même sous ce masque ? » Lui demande-t-il en effectuant une arabesque avec sa main. Les yeux de la rousse, qui se sont attardés sur son verre, se replongent dans ses yeux. Aussitôt, le monde redevient flou autour de lui. Sa concentration se recentre sur elle. «
Ce n'est pas cela, non... vous n'êtes pas si facile à lire. Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. » Cette dernière repose son verre sans le boire. «
N'avez-vous pas peur du noir depuis votre tendre enfance ? »
L'éclat de sa surprise perce dans le regard de Wao. Cette dernière penche la tête sur le côté, comme pour étudier la réaction de son interlocuteur. Une mer rouge s'échoue sur sa joue de sable. Wao admire le mouvement de ses cheveux et perd le fil de la conversation, une fois de plus. Il ne dit rien pour la relancer. «
J'ai visé juste, n'est-ce pas ? Vous seriez étonné de connaître l'étendue de mes pouvoirs... mais pas ce soir. Pas ici », poursuit-elle de sa voix douce. Une promesse de lendemain. C'est tout ce qu'il voulait. Elle a créé le besoin et l'a étanché aussi vite. Quels pigments pourraient faire honneur à sa chevelure ? Quelque chose à partir de safran, peut-être... serait-ce assez ? «
Pourriez-vous... m'accorder cette danse ? » Wao tend son bras. Il a trouvé le courage grâce à la musique évanescente, qui laissera place à une nouvelle mélodie, mais s'immobilise à mi-chemin. Il est retenu par une peur irrationnelle : celle de souiller la peau de la rouge avec la sienne.
La distance est finalement écourtée par la rouge. Elle fait un pas vers lui et glisse sa main dans la sienne. Wao sursaute ; sa peau est froide comme celle d'un cadavre. Il est pris au dépourvu, mais n'esquisse aucun mouvement de recul. Etrangement, sa froideur ajoute à son charme envoûtant. La musique s'est arrêtée et l'orchestre amorce déjà la suivante, sur un tempo plus lent. «
Suivez-moi », lui murmure Wao. Il a complètement oublié l'objectif premier de sa venue au bal. Seule sa satisfaction à elle importe. Il ajuste sa posture en même temps que sa cavalière. Le torse bombé, le bras soulevé au niveau de son épaule, il pose son autre bras dans le creux de sa hanche et amorce ses premiers pas sur le rythme de la musique. Son regard s'échappe vers ses cheveux ondulés. Alors que le couple tourne sur la piste, effectuant des pas typiques de la danse Alfar, il admire les mouvements graciles de ses cheveux sous ses impulsions. La tension dans son bras égale la sienne, nouant une connexion parfaite entre eux.
Soudain, Wao sent une douce impulsion dans sa main. La rouge lui intime de changer de pas pour la faire pivoter. Il s'exécute et la regarde tourner sur elle-même comme une ballerine. Elle termine son tour devant lui, sans le moindre déséquilibre. Sa grace ajoute à sa beauté. L'Orine ignore si ses mouvements sont embellis parce qu'il est subjugué par sa beauté ou si elle est juste une très bonne danseuse. Son jugement se noie dans un océan d'adoration. Il a l'impression que ce sentiment était déjà présent en lui, enfoui quelque part, et qu'il a surgi, réveillé dans toute sa splendeur par cette femme. La musique se termine à peine quelques secondes après son début, selon la perception de Wao. Il a perdu toute notion de temporalité. Quand les dernières notes résonnent dans la grande salle, la fumée à leurs pieds se teinte de rouge et remonte jusqu'à leur buste.
Puis, Wao sent ses pieds quitter le sol. Tous les danseurs sont soulevés par une force invisible. Les Alfars autour de lui ne semblent pas surpris : ils terminent leur danse dans un penché et posent, immobiles, pour les spectateurs curieux sur les côtés de la piste. Puis, la sensation de lévitation prend fin. Wao et sa cavalière se reposent sur le parquet. Son cœur s'est soulevé grâce à la sensation d'élévation, marquant le grand final. Pourtant, le couple ne quitte pas la piste. Wao fouille le regard de la cavalière à travers son masque et comprend qu'elle accepte de danser encore avec lui. Une chaleur se répand dans son corps, ravi d'avoir enchanté sa cavalière, et il réfléchit à le prochaine danse. Mais quelqu'un vient interrompre leur idylle : la voix de Rubèn s'immisce soudain dans son esprit. Wao ne peut s'empêcher de lever les yeux au ciel. *
J'ai repéré l'écrivain dont je te parlais ! Passons à l'exécution de notre plan.* Le ton de Rubèn est autoritaire. Wao comprend que s'il l'ignore, l'Alfar ne se gênera pas pour venir interrompre sa danse, d'une manière ou d'une autre.
La rouge a remarqué son changement de comportement et s'est approchée de lui, tanguant discrètement d'un côté et de l'autre au rythme de la musique. «
Que se passe-t-il ? » Lui murmure-t-elle. Wao plonge ses yeux dans les siens. *
Elle est si proche... et qu'est-ce qu'elle sent bon.* Wao est dérouté et perd le fil de ses pensées. «
Voulez-vous que nous sortions de la piste ? » L'Orine hoche simplement la tête et l'entraîne dans la direction de Rubèn. «
Pardonnez-moi, je dois aller voir quelqu'un. » Un soupçon de déception traverse son regard, mais ce n'est rien comparé à celle de Wao. «
Je vous remercie pour... enfin... merci, vous m'avez ravi. » L'Orine s'incline et, pris d'audace, appose ses lèvres sur le poignet de sa cavalière. Son cœur chavire quand la main froide de la rouge quitte la sienne. Elle s'éloigne, un sourire énigmatique ayant fleuri sous son masque. Rubèn s'approche de lui, ne jetant pas le moindre regard à son ancienne cavalière. Wao comprend que le fils de son promis est encore obnubilé par son travail. L'écrivain dont il parle est un artiste reclus, qui n'assiste que rarement à des événements sociaux. Rubèn veut en profiter pour obtenir un entretien, lui permettant de se racheter dans sa rédaction –et Wao doit jouer le catalyseur de la rencontre. Il soupire et cherche l'écrivain du regard.