Les trémolos du désir vibraient contre leurs lèvres ; et dans le cœur de Priam, c’étaient cent secousses qui en agitaient les valves. Ce baiser avait un goût d’interdit ; et superposée à cette saveur, il y avait celle d’une peine plus lancinante, plus longue, plus prégnante, mais de laquelle il s’accommodait sans cesse. Aliénor lui manquait. Devait-il la prévenir de son implication au sein de la guerre ? Devait-il chercher à la voir avant de partir ? Pourraient-ils se retrouver sur Dorë ? Le fallait-il ? N’essaierait-elle pas de le dissuader d’y aller, elle qui connaissait si bien les Sorciers ? Ne souffrirait-il pas de l’imaginer malheureuse, enfermée dans sa tour d’obsidienne à s’inquiéter de son sort ? Elle saurait, de toute façon, bien assez vite. Elle saurait et, lorsqu’ils se retrouveraient, peut-être pourrait-elle lui rendre ce baiser qu’une autre lui arrachait ? Peut-être voudrait-elle éveiller ce que Latone suscitait en lui, malgré elle, malgré lui, malgré eux ? Priam n’était pas idiot ; il savait que ce qui les animait n’était qu’un artifice de leur rêve. Sans les chimères, ils auraient été moins soumis à ces pulsions. Ils se seraient dévisagés, sans doute, évalués, peut-être, jaugés tels deux adversaires, mais y aurait-il eu cette flamme pour leur brûler les entrailles ? Il n’en était pas certain. Et en même temps, il se demandait ce qui poussait les régisseurs des songes – étaient-ce les Dieux ? Les Zaahin ? D’autres ? – à faire naître ce qui n’aurait probablement jamais vu le jour. Quel était le dessein, derrière ? Pourquoi Latone devait-elle le désirer et pourquoi devait-il la vouloir en retour ? Fallait-il qu’il devînt Déchu après avoir cédé à une passion insensée ? Qu’était ce Lien qu’ils avaient tissé ?

Lorsqu’elle se détacha, le trouble de mille questions embrumait le regard de l’Ange. Il se redressa, pour se détacher d’elle. Les mots de l’Orisha le raccrochèrent bien vite à la réalité, et lui arrachèrent même un sourire. « Une lettre, hein ? » D’un bond, il se releva, sans chercher à cacher quoi que ce fût de l’effet qu’elle lui faisait. Le mal était fait. Il lui tendit la main pour l’aider à se mettre sur pieds, mais la lâcha dès qu’elle fut debout. Il ne voulait pas lui donner de faux espoirs ; même si ses relations avec les Anges étaient complexes, il ne souhaitait perdre ni la blancheur de ses ailes ni la raison de son esprit – cette raison que l’Agbara savait apparemment tordre en bien des sens. Ils n’auraient pu assouvir leurs pulsions que s’il avait gardé la bague réprouvée à son doigt. Peut-être que cela arriverait un jour ; mais s’il ne la mettait que dans ce but, alors il mériterait sans doute la déchéance ou la punition des siens, car il aurait appelé de ses vœux la Luxure avant de tenter de se cacher derrière une nature qui n’était pas la sienne. Il passa une main dans ses cheveux, son regard papillonnant sur les lames, avant de lâcher un bref soupir. Il restait encore du travail. « C’est fort aimable. » Il lui décocha un sourire de sympathie, avant de lui-même s’approcher des armes. « Pour la lettre, je peux promettre. Pour le baiser, j’ai bien peur d’être tenu par les Vertus. » Il se rassit et attrapa une hache. « Je crains que tu ne sois condamnée à me les voler à chaque fois. » Tandis qu’il commençait à polir la partie métallique de l’instrument, il releva la tête vers elle. « Latone la Voleuse de Baisers, ça sonne bien, non ? »

« Piaaaaaaaaaaaaaaaaam ! » Le fils de Réprouvés tourna la tête vers la porte. « Piiiiiaaaaaam ! » Il regarda la bleue et lui sourit. « Sauvés par le gong, comme on dit. » Il se leva et alla ouvrir la grange. « Yngvild ? » appela-t-il. « Piam ! » La tête rousse courut vers lui, rayonnante. « Papa et maman ils ont dit : à taaaaaable ! » - « Déjà ? » - « Ai faim, moi ! » Il sourit. « J’arrive. Dis-leur que je viens peut-être avec une amie. » - « C’est qui ? » La fillette glissa la tête par l’entrebâillement de la porte. Elle plissa les yeux mais ne dit rien. « Peux monter sur tes épauuules ? » demanda-t-elle en relevant le nez vers son grand frère. Il soupira, loin d’être agacé. Il annoncerait directement à ses parents qu’ils avaient une invitée supplémentaire, si Latone souhaitait venir. Ils avaient l’habitude de cuisiner pour un régiment. « Allez. » Le brun attrapa la gamine et la hissa sur ses épaules. Elle enfonça ses mains dans sa tignasse pour se cramponner à ses cheveux. « Tu viens ? » s’enquit l’Ange en se tournant vers la bleue. « On pourra s’occuper des plantes médicinales cet après-midi. »