S’il est bien une chose à laquelle on ne s’attends pas en recevant le pouvoir de transcender le temps et l’espace, c’est de ne pas avoir le temps de s’adonner à tout ce qu’on veut. Dans le cas de Khor, c’était plus que vraisemblablement lié aux limites qu’il s’imposait lui-même, dans une tentative de garder un pied dans l’état d’esprit qui habitait les mortels dont il avait la charge. Il ne se privait pourtant pas d’user et d’abuser de son don d’ubiquité, et pour chaque prière qui lui était adressée à un instant donné, il se débrouillait généralement pour aller constater la qualité des biens sacrifiés, et l’honnêteté du croyant qui implorait son aide. Cette partie du travail était généralement plate et répétitive, et il n’y allouait qu’une fraction de son être. La seule chose qui maintenait encore vive l’étincelle de son existence en tant que personne - et pas en tant qu’entité céleste sans caractère - c’était l’occasion de mettre son grain de sel dans le quotidien des mortels proches de son domaine. Passer un peu de temps au service d’un berger méritant mais malchanceux ; accompagner un novice dans sa première mise à bas. Il avait passé déjà d’innombrables existences à divers instants du temps, à divers endroits des différents continents. Tandis qu’il vivait la vie d’un Eversha à Bouton d’Or, il s’apprêtait à naitre Réprouvé sur un bateau en pleine mer ; au même moment, il mourrait sous la forme d’une Fae centenaire quelque part dans la Forêt aux Milles Clochettes. C’était son hobby ; sa façon de supporter l’éternité. Ce n’était que lorsqu’il avait dû interpréter simultanément trois personnages lors d’une assemblée de bergers qu’il décidé d’espacer davantage ses différentes vies.

Et avec tout ça, il avait délaissé depuis plusieurs millénaires son plan personnel, le monde qu’il s’était créé au moment de son ascension. Du coin de l’œil, il suivait de temps à autres son évolution naturelle, avec les créatures qu’il y a avait déposé, et les quelques mortels qu’il y cultivait. Rien de bien extraordinaire, et vu qu’il n’était pas là pour y faire bouger les choses, tout ce petit monde progressait bien lentement. Lorsqu’il entrevit une suite impromptues d’inespérées secondes où sa présence n’était pas nécessaire dans l’univers de Sympan, il alla se consacrer à son propre domaine.

C’était un continent réduit au milieu d’un océan sans fin, une Pangée qu’il ne s’était pas encore décidé à scinder. En son centre, un imposante chaine de montagnes aux pics blanchis ; un désert à l’ouest, de grandes forêts inexplorées au nord, et des vallées plus propices à la culture et au bétail au sud et à l’est. À vrai dire, il avait un peu honte de la simplicité de l’endroit. C’était vraiment le croquis inachevé d’un monde, tracé par un dieu inexpérimenté. Il y avait tellement plus à faire, tellement davantage à tenter. Il aurait pu ignorer la gravité ou le principe de causalité, et à la place, il s’était contenté d’une pâle copie du travail du créateur originel. D’un autre côté, difficile de faire mieux avant d’avoir véritablement conscience des capacités qui venaient avec le statut divin. Il envisageait maintenant l’étendue des limites qu’avait imposé Sympan à sa création, et contrairement aux mortels qui y vivaient, il savait ce qu’on pouvait accomplir en s’en affranchissant. Mais il réservait ça pour plus tard. Ceux qui vivaient sur son plan ne seraient surement pas particulièrement d’accord avec un chamboulement d’ordre cataclysmique, et il se voulait être un Æther clément. Il s’approcha davantage.

L’avancée technologique semblait normale. Comme sur le plan originel, il avait mis à leur disposition une toile magique, quoique plus simple que celle que manipulaient les habitants des Terres du Yin et du Yang. Au vu des structures, enchantées et trop imposantes pour avoir été bâties à la force des bras, ils en faisaient bon usage. Pourtant, quelque chose d’étrange semblait à l’œuvre, sans qu’il puisse d’abord mettre le doigt dessus. Il apparut dans une des quelques cités édifiées au Sud du continent, saisissant soudainement toute l’étendue du problème. Dans les enclos entourés de barrières hautes, le bétail était bipède, nu et doté de pouces opposables. Dans les maisons, larges et à l’architecture inhabituelle, des Wëltpuffs au regard vif et attifés d’ersatz de vêtements s’adonnaient à des activités banales. Là, on préparait un gâteau, ici, on donnait un court d’arithmétique, le tout dans un concert de bêlements à peine plus diversifiés que ceux de leurs contreparties domestiquées, sur le plan originel.

Involontairement, un large sourire grandit sur le visage de Khor. Pour une raison qui lui échappait, ici, l’évolution avait suivi un tout autre cours. Apparemment, les humains étaient tout ce qui restait des espèces humanoïdes, et ils étaient principalement élevé pour leur viande. Malgré leur temps d’incubation particulièrement long, ils se reproduisaient facilement, et même avec un entrain qui dépassait de loin celui dont faisaient preuve leurs maitres laineux. Ils avaient visiblement régressé dans leur développement cognitif, mais il pouvait les entendre communiquer avec un langage basique. Ils ne semblaient pas particulièrement mécontents ou attristés de leur condition ; la dernière fois que leur espèce avait tenté de se rebeller remontait à des ères désormais oubliées. Sous la forme d’un Wëltpuff noir, il apparut à l’un de ses plus fervent croyants, un genre de prêtre qui donnait quotidiennement sa bénédiction à qui venait la quémander. Ils échangèrent par de brefs bêlements ; sans surprise, les bergers rencontraient des difficultés similaires à ceux de l’autre monde. Il était toutefois curieux de constater que les Wëltpuffs faisaient des bergers plus doux et plus compatissants que ne pouvaient l’être parfois les humanoïdes. Pas de surexploitation, pas de cruauté inutile, ou de production à perte. L’idée qu’il avait peut-être trouvé un système plus viable que celui en place dans le plan originel lui traversa l’esprit, très vite refroidi par la certitude qu’aucun autre Æther ne voudrait lui venir en aide sur cette petite révolution.

En quittant de nouveau la petite bulle qui constituait son domaine, il se persuada à nouveau leur laisser quelques milliers d’années avant de faire table rase. Il était curieux de voir où pourrait mener cette civilisation inversée. Quand émergea l’idée de se servir de l’endroit comme d’une punition pour les mauvais bergers, il fut difficile pour lui de se contenir et de se retenir d’en envoyer par pelletées en vacances dans la peau du bétail. En réalité, il exultait d’avance de voir les résultats d’une telle thérapie, mais quelques cauchemars bien sentis seraient probablement aussi efficaces dans un premier temps. Qui sait, peut-être avait-il là la solution aux mauvais traitements que faisaient parfois subir les mortels à ses protégés. Et si un ou deux se faisaient dépecer pour la cause, tant pis pour eux.