J’essuie la sueur qui coule de mon front du revers de ma main. Le geste est devenu machinal au fil des semaines, je ne pense presque plus à la transpiration qui coule en continu le long de ma nuque.
Au moins, ici, sur les sommets, la chaleur est plus supportable qu’en bas. Nous sommes en entraînement dans la ville pour la durée d’une semaine et il suffit de gagner un peu d’altitude pour profiter des vents aux vagues relents marins. Le Drem Sinnah a tenu à ce que nous ne dormions pas dans la ville mais sous des tentes à mille cinq-cents mètres au-dessus de la mer. C’est frustrant de ne pas avoir accès aux services de la vie citadine, qui me paraissent incroyablement luxueux en comparaison avec les dortoirs sinistres dans lesquels je dors depuis plus d’un mois, mais d’un autre côté j’aime bien l’ambiance qui règne dans les montagnes. Ça calme l’agitation qu’il y a à l’intérieur de moi.
Là, tout de suite, je profite d’autant mieux car je dois aller aux toilettes et je peux en conséquence me séparer de mon unité le temps de quelques minutes, rare privilège étant donné que nous vivons les uns sur les autres à chaque instant de la journée et de la nuit. C’est ce qu’il y a de pire à Gona’Halv, parce que les autres Réprouvés autour de moi sont des têtes de hareng frit et que je n’aime pas être à côté des gens en général.
Je traîne sur le chemin vers la cabine. C’est la pause déjeuner, le Drem Sinnah nous accorde un peu plus de temps de repos qu’à la base militaire parce que l’air montagnard nous fait du bien et qu’il faut en profiter, apparemment. Voilà au moins une personne qui ne soit pas complètement dépourvue d’intérêt sur cette île. Plus le temps passe, plus le Drem Sinnah gagne en qualité.
Les toilettes sont un portail vers les Enfers et je ne m’y attarde pas, d’autant plus que j’entends des voix masculines non loin de moi. Pas que je me sente particulièrement pudique, au contraire, le moindre soupçon de gêne que je pouvais ressentir avant d’arriver sur l’île a disparu dès les premiers jours et les douches communes. Mais je reconnais ces voix. Elles appartiennent à une bande de gamins qui courent après les fesses des femmes, ce qui les classe dans les plus bas étages de mon estime. Je n’ai pas envie de les croiser, car ils me donnent la nausée et la brûlante envie d’encastrer leur tête dans le sol.
Je sors des toilettes et me dirige d’un pas désormais rapide vers ma tente. Je retiens un grognement lorsque je tombe malgré tout presque immédiatement sur la vermine en question. Je fais d’abord mine de les ignorer, mais je sens leur regard peser sur moi, sur mon tatouage qui disparaît et apparaît sur ma peau, et j’intercepte même un commentaire désobligeant lâché à mi-voix. Je me retourne brutalement et leur jette le regard le plus méprisant dont je suis capable. Je m’apprête à leur cracher les pires atrocités à la figure mais je finis par m’abstenir, parce qu’aucun mot n’est à la hauteur de mon dégoût et qu’un Drem est avec eux. Je ne veux pas me faire épingler à cause de ces crétins.
Je poursuis ma route d’un pas nerveux, ruminant ma colère. Mais faisant irruption dans mes pensées, quelqu’un me bouscule et m’embarque dans la tente la plus proche, sans que j’aie pu opposer la moindre résistance.
-Qu’est-ce que…Furieuse, je relève le regard et fouille la lumière tamisée pour identifier l’individu qui se tient face à moi. C’est un homme, grand, large, très musclé, un Drem, je crois, je ne le connais pas. Si, je le reconnais, il était avec les trois enflures mais les trois enflures ont disparu. L’homme s’assied, croise bras et jambes, me regarde, je me sens instantanément cueillie au creux du ventre par quelque chose que je n’identifie pas, il est terriblement imposant dans sa posture décontractée.
L’homme parle. Il utilise des mots qui ne s’articulent pas dans mon esprit parce que cette situation est absurde et pourquoi il dit ça ?
La réplique cinglante que je m’apprêtais à asséner se bloque dans ma gorge au moment où, d’un geste parfaitement maîtrisé, il retire le casque qui masquait son visage. Une chevelure sombre et brillante tombe en cascade autour de lui. Des yeux brillants me déchiquettent sur place.
Kobalt me l’a décrit. C’est impossible qu’il soit devant moi, dans une tente à Gona’Halv. Mais c’est lui. Mes tripes ont acquis la consistance du ciment.
-Vous êtes le Bhûta Râja ? Évidemment que oui même si c’est impossible impossible impossible. La voix qui a franchi mes lèvres est étonnamment calme ; ce n’était pas une question, en fait.
J’ai vouvoyé. Comment est-on supposé se comporter face à un roi ? Par les Zaahin, c’est un Démon maléfique en fait.
N’importe quelle autre bouche ayant posé ces questions ne m’aurait rien inspiré de plus qu’une vive irritation, sinon un profond désintérêt. Mais l’homme devant moi est comme un sort très puissant qui aspire mon corps et qui l’écrase simultanément. Mon instinct me pousse dans la direction opposée à mes habitudes ; je cesse de fixer le roi des Démons d’un air ahuri et dis entre mes dents serrées :
-Je m’appelle Anîhl.Le son de mon propre nom débloque quelque peu mes sens. Je me redresse et ma mâchoire se détend. C’est dur de garder mes yeux dans ses brasiers incandescents, très dur, pourquoi il a parlé de mes parents ? Le visage de Kobalt traverse mon esprit, se trouble, disparaît, disparais. Je m’efforce d’ancrer mon regard définitivement dans celui du roi des Démons et lance d’une voix encore un peu plus claire :
-Je n’ai pas de parents.Le silence retombe.
Je me crispe. Je ne comprends pas la dernière question du roi des Démons. Je détourne les yeux presque malgré moi, la nervosité m’a gagnée, pourquoi sommes-nous dans cette fichue tente qui sent les pieds ? Et ce roi est trop magnétique pourquoi est-il magnétique les rois et les reines sont-ils tous magnétiques comme ça ?
-Pourquoi vous êtes là ? je demande en m’agitant.
Et pourquoi je suis là ?Mon regard glisse vers la fente de la tente qui laisse entrer la lumière du jour et la liberté. J’ai très envie de partir de cet endroit. Mais je suis aussi fascinée par l’existence de cet homme. Mes paupières papillonnent et mes yeux migrent une nouvelle fois sur son visage à moitié effacé par la pénombre. Le trouble se distille en moi.
Post I
1 101 mots