De retour du bâtiment d’infirmerie, Anita et Nikolaz retrouvèrent le reste des volontaires à l’entrée du village. Malgré l’inquiétude dans laquelle il était plongé, Nikolaz ne put se retenir de fouiller des yeux les rues qu’ils traversaient. Se savoir arrivé aux Jardins de Jhën lui procurait une multitude d’émotions, exacerbées par le fait qu’il n’avait jamais mis les pieds dans une cité auparavant dans sa vie. Bouton-d’Or était certes animée, mais elle ressemblait bien plus à un village rural qu’à une véritable agglomération. Quant aux villes qui avaient pu se dresser sur la route de Nikolaz entre Lummaar’Yuvon et les Terres du Lac Bleu, il les avait copieusement évitées pour prendre le moins de risques possibles.
Mais le voilà à peine arrivé qu’il repartait déjà. La sensation que tout s’enchaînait trop vite bousculait les émotions du jeune homme. C’est pourquoi il n’ouvrit presque pas la bouche sur le chemin jusqu’au point de rassemblement, trop occupé à ruminer ses pensées agitées.
Néanmoins, il fut impressionné devant les regards résolus des Anges sur le départ. On aurait presque dit qu’ils étaient sur le pied de guerre, tant leur posture était déterminée. Nikolaz comprit qu’ils ressentaient tous un mélange de rage et d’impuissance vis-à-vis des atrocités que commettaient les Démons ; et il réalisa qu’il éprouvait la même chose au fond de lui.
-Tout le monde est là ? lança d’une voix forte l’homme qui menait les opérations.
Je m’appelle Oryl. Si vous avez besoin d’aide sur la route, référez-vous à moi.Sans plus de cérémonie, le cortège prit son envol dans un tourbillon de plumes blanches, sous le regard de spectateurs venus leur souhaiter bonne chance. Nikolaz, avant que les Jardins ne deviennent trop petits sous ses pieds, croisa le regard d’un couple parmi la foule, qui joignit les mains dans une prière emplie de foi. Ce geste lui donna la mesure de la responsabilité qui venait de s’abattre sur ses épaules, et il quitta les Jardins de Jhën avec le cœur gonflé d’appréhension et de détermination mêlées.
Les nuages étaient bas ce jour-là, et il faisait lourd. Nikolaz eut rapidement chaud.
-C’est la saison des orages, expliqua Anita en voyant sa peine.
Ce sont quelques semaines pénibles à passer.Elle volait à côté de lui, bien droite malgré le lourd sac qu’elle portait sur ses épaules. Nikolaz la détailla du coin de l’œil. Il trouvait que cela se voyait qu’elle avait vécu chez les Réprouvés. Elle était relativement musclée, sa queue de cheval blonde battant à intervalle régulier ses larges épaules. Sa posture aussi avait quelque chose de guerrier. Nikolaz fut traversé par une pensée pour Anîhl. Elle se tenait de la même manière, avec quelque chose de plus rustre et sauvage, qui trahissait sa vie à la campagne, et surtout, sa nature de véritable Réprouvée. La nostalgie étreignit Nikolaz l’espace d’un instant.
-À quoi penses-tu ? demanda Anita, perspicace.
-À beaucoup de choses, répondit-il en détournant poliment les yeux.
Mais là tout de suite, je me disais que tu ressembles à une amie.-Une Réprouvée ? voulut-elle savoir, curieuse.
Il acquiesça.
-Je n’ai pas réussi à me faire d’amis parmi les Réprouvés, commenta Anita avec une pointe de regret dans la voix.
Du moins, pas de vrais. J’avais la sensation que nos natures opposées rendaient une entente entre nous impossible.-Je pense que c’est en grande partie vrai, approuva Nikolaz.
C’est d’ailleurs en partie ce qui m’a poussée à partir. Les Réprouvés à Bouton-d’Or ont certes accepté leurs enfants nés après la guerre, mais ils ne peuvent pas effacer en vingt ans des siècles de racisme et de haine contre les Anges.Il se tut, amer.
-Comment as-tu fait pour te lier d’amitié avec l’une d’entre elles, alors ? demanda Anita, étonnée.
Nikolaz haussa les épaules.
-Un coup de chance, je suppose. Elle a un caractère tout aussi exécrable que les autres habitants de Lummaar’Yuvon, mais ça ne m’a pas empêché de passer le plus clair de mon… temps à Bouton-d’Or avec elle.Il marqua une pause.
-Elle n’a pas imposé de barrière entre elle et moi.
Nikolaz n’ajouta rien et Anita respecta son silence. Parler d’Anîhl avait ouvert les barrières à des souvenirs qu’il n’avait pas effleurés depuis son départ. Face à ces couleurs et ces sensations qui lui revenaient, il comprit lui-même pourquoi il aimait tant Anîhl. Sa présence avait toujours fait taire le grand point d’interrogation de sa vie.
Mais tout cela, c’était fini. À présent, il n’avait plus besoin de se demander qui il était, ni où est-ce qu’il appartenait. Car il touchait ces réponses du doigt. Nikolaz sentit une bouffée de bonheur l'envahir en contemplant l’ensemble des ailes blanches qui évoluaient autour de lui, plus nombreuses que toutes celles qu’il avait eu l’occasion de croiser en une vie entière. Il était à peine arrivé depuis quelques heures qu’il était déjà pleinement intégré. Cette certitude de se sentir au bon endroit et avec les bonnes personnes, était-ce cela, d’avoir un peuple ?
La journée avança au fil des kilomètres. À tour de rôle, les membres de l’équipe vinrent adresser la parole à Nikolaz, en faisant l’effort de s’adresser à lui dans la langue commune. La nouvelle de sa venue s’était rapidement propagée et tous tenaient à lui souhaiter la bienvenue. Malgré les regards inquiets et les traits tirés de ses compagnons, Nikolaz comprit avec un sentiment proche de l’extase qu’ils étaient tous heureux de sa venue.
-Chaque nouvel Ange rejoignant nos rangs est indispensable, déclara Oryl lorsqu’à son tour, il vint saluer Nikolaz.
Prions les Aetheri pour que ceux que nous retrouverons à la frontière guérissent vite de leurs blessures.Le jeune homme garda le silence. Il appréhendait ce qu’ils allaient découvrir à leur arrivée. Il n’osait pas imaginer les atrocités que ces Anges avaient pu vivre sous le joug des Démons.
-Ils sont là ! s’écria soudain quelqu’un, alors qu’ils survolaient des plaines verdoyantes.
-On descend ! ordonna Oryl d’une voix puissante.
D’un commun mouvement, les Anges chutèrent vers le sol dans un virage serré. Nikolaz, qui n’était pas encore très à l’aise avec ses ailes, se fit une frayeur lorsqu’il faillit perdre le contrôle de sa trajectoire et s’écraser par terre, mais il parvint finalement à se rattraper et à atterrir presque droit aux côtés de ses camarades.
Il ne tarda pas à apercevoir à quelques dizaines de mètres les Anges en question, vers lesquels couraient déjà les autres membres de l’expédition. Sa gorge se serra. D’ici, il voyait que deux d’entre eux n’avaient plus d’ailes.
Il s’approcha en trottinant, faisant tout pour masquer sa fatigue après le voyage qu’ils venaient d’effectuer.
Les Anges étaient au nombre de quatre. On s’affairait déjà autour d’eux, mais Nikolaz se figea d’horreur face au spectacle qu’il découvrit. Ses muscles endoloris à cause du manque d’entraînement au vol n’étaient rien face à l’état dans lequel il trouva les rescapés.
Rescapés était un bien grand mot.
Nikolaz dut retenir un haut-le-cœur face à la vue de près des ailes mutilées de deux d’entre eux. Elles avaient manifestement été arrachées avec sauvagerie de leur dos, sur lequel il ne restait plus que deux immenses plaies purulentes.
Il semblait que l’ensemble de leur corps était couvert d’ecchymoses et de coupures. L’extrême maigreur de trois d’entre eux sauta aux yeux de Nikolaz. Le quatrième était lui aussi gravement blessé, mais Nikolaz devina qu’il devait faire partie de ceux qui étaient partis à la rescousse des Anges pendant cette odieuse chasse. Il s’était assis dans l’herbe, un bras déjà tenu en écharpe, et s’était effondré contre l’un des aides-soignants, son large corps parcouru de spasmes de chagrin.
-Nikolaz.La voix douce d’Anita le fit revenir à lui. Elle était accroupie à côté de l’un des blessés, les mains déjà pleines de sang. Elle avait posé son regard agrandi par l’horreur sur Nikolaz.
-Ils ont besoin de notre aide, dit-elle sur le même ton.
Le jeune homme avala sa salive.
-J’arrive, répondit-il d’une voix rauque.
Il s’accroupit lourdement à côté d’Anita, avec la sensation que l’ensemble de ses muscles s’était transformé en coton, ou en plomb.
-Tiens, dit Anita en lui mettant des bandages et de l’alcool désinfectant dans les mains.
Occupe-toi de son flanc, je me charge du… du dos.Nikolaz lui fut reconnaissante de ne pas lui demander de se confronter au dos amputé de l’Ange, mais il dut malgré tout réprimer un nouveau haut-le-cœur en découvrant la profonde lacération qu’il avait au niveau de l’abdomen. On aurait dit qu’une griffe d’animal lui avait déchiré la chair.
Les mains tremblantes, il inspecta la plaie, puis entreprit de la désinfecter. Le blessé, depuis sa semi-inconscience, fut parcourut d’un soubresaut de douleur. Il gémit entre ses lèvres gercées.
-C’est… c’est bientôt fini, promit Nikolaz d’une voix tremblante et avec la sensation de se parler autant à lui-même qu’à son patient.
Il banda grossièrement la plaie, incapable de faire mieux à cause de sa fébrilité. Il espérait que cela serait suffisant.
Il entreprit ensuite de fixer une attelle à sa jambe fracturée, puis Anita déclara qu’elle avait fini de bander les moignons dans son dos.
-Mettez-le sur un brancard, adressa-t-elle à leurs partenaires d’une voix sourde.
Nikolaz vit que des larmes roulaient le long de ses joues. Elle se releva avec lenteur et le rejoignit.
-C’est… commença-t-elle, mais elle s’étouffa dans un sanglot.
-Comment ont-ils pu faire ça ? souffla Nikolaz.
Il avait la sensation que le désarroi qu’il ressentait allait l’engloutir comme une immense vague. Pour éviter de se faire submerger, il exerça une brève pression sur le bras d’Anita en signe de soutien, puis il se dirigea vers Oryl, qui discutait gravement avec l’un des volontaires un peu plus loin.
-Nous n’allons pas tarder à rentrer, déclara-t-il en se retournant sur l’arrivée de Nikolaz à ses côtés.
Ils ont de toute urgence besoin de soins intensifs.Face au silence de Nikolaz, il lui demanda d’un ton compatissant :
-Tu tiens le coup ?
Le jeune homme hésita, puis il fit un signe entre l’acquiescement et le haussement d’épaules.
-Je suis navré que ton premier jour aux Jardins se déroule ainsi, poursuivit Oryl d’un ton sincère.
Je déteste l’admettre, mais nous sommes totalement impuissants face aux Démons. Nous n’avons pas pu les empêcher d’organiser leur ignoble chasse, et nous voilà à ramasser les survivants… ou ce qu’il en reste.Son regard ambré s’assombrit.
-Ce sont les premiers à être revenus des Terres Arides, reprit-il en se tournant vers les blessés, qui étaient désormais tous allongés sur des brancards.
Ils ont été sauvés par le courage exceptionnel de Lenn ici présent. Tu te rends compte, il les a portés sur toute la route jusqu’ici…Nikolaz posa son regard sur Lenn. Il se demanda où celui-ci avait trouvé la force de transporter non pas un, mais trois de ses compagnons au-dessus de l’Océan, sur une aussi longue distance, lui-même blessé de surcroît.
-Nous allons prier les Aetheri pour que d’autres frères nous reviennent vite, dit encore Oryl, le regard désormais terriblement triste.
Mais les pertes seront lourdes, ça ne fait aucun doute. Lenn m’a décrit ce qu’il a vu sur place… Un carnage…Cette fois, la voix d’Oryl s’étouffa définitivement.
-Rentrons ! lança un volontaire, chargé d’un brancard avec un deuxième Ange.
Ceux qui sont doués au vol, chargez-vous des autres brancards. Les autres, formez une escorte !Le triste cortège prit son envol, bien plus lent qu’à l’aller. Nikolaz, rangé parmi l’escorte, jetait par moments des regards vers les blessés, qui avaient été noués aux brancards par sécurité le temps du trajet. Si ceux qui étaient revenus des Terres Arides étaient dans cet état, il n’osait pas s’imaginer ce que vivaient les Anges qui n’avaient pas réussi à fuir – s’ils étaient encore en vie…
Le retour aux Jardins de Jhën se fit dans un silence funeste. Ils prirent à peine le temps d’atterrir et se précipitèrent à l’infirmerie, escortés de médecins qui les avaient attendus au point d’arrivée. Nikolaz préféra ne pas entrer dans le bâtiment. Il se sépara du groupe de volontaires et alla se perdre dans les ruelles des Jardins. Les images de ce qu’il avait vécu dans les plaines flottaient comme des fantômes devant ses yeux, chassant sa fatigue malgré ses muscles en feu après le voyage.
Entre l’horreur, le désarroi et la peine, une émotion dominante s’imposait petit à petit en lui.
La haine des Démons.
Et de cette haine naquit une volonté inébranlable.
Celle de reconstruire le peuple des Anges. Son peuple.