Eilam, en bonne compagnie, avait beaucoup marché. Il ne se pressait pas, car il savait que, tôt ou tard, il rejoindra la terre de son enfance. Le jeune homme avait donc tenu à marcher à un rythme de promenade, et en avait profité pour admirer le monde, les pausages, le ciel, les nuages, les arbres, l'eau, surtout, lui qui n'avait comme souvenir d'horizon que d'austères murs de bois et un désert inhumain à la chaleur toride. Cependant, Almagor ne tenait pas à se mêler aux autres vivants, tant qu'il n'avait pas accompli les deux choses qui lui tenaient à coeur. Il se sentait comme... Impur. Lui et la Tiregan avaient donc parcouru de nombreux sentiers solitaires, vivant principalement d'eau fraîche et de fruits sauvages, et parfois aussi de gibier, quand Eilam tombait sur un animal faible, car il n'aimait pas tuer, même les bêtes. Et ni lui, ni Ludmila ne craignaient de ne pouvoir se défendre en cas d'une quelconque attaque, du moins pensaient-ils que son entraînement lui permettrait de se défendre et qu'au pire son katana lui rendrait de fiers services, pour le magicien; et, pour la Tiregan, que son accès illimité aux armes lui sauverait la vie. Mais aucun des deux n'avait déjà mené de vrai combat à mort, par conséquent toutes leurs pensées n'était que suppositions.
Plus que le territoire des magiciens, c'était tout d'abord le Lac de la Transparence, puis le Coeur Bleu, où Eilam voulait se rendre. Tout d'abord, le jeune homme voulait aborder les rives du Lac afin d'exaucer les dernières volontés du démon qui l'avait élevé: jeter sa dépouille dans ces eaux. Depuis le début du voyage, Almagor avait donc emporté le cadavre. Les premiers jours, il l'avait simplement enveloppé d'un suaire noir puis, constatant que l'état de putréfaction avançait rapidement, il avait construit, sommairement, un cercueil, avec des planches et des clous que Ludmila avait été acheter dans un village de proximité. Le magicien portait ce cercueil dans un grand sac, avec précaution.
La deuxième raison du voyage d'Eilam vers le Coeurs Bleu était la volonté de se purifier du meurtre dont il était persuadé. Il ne savait comment les siens accepteraient le fait qu'il avait prétendument massacré son père, sa mère et sa soeur, et voulait que la culpabilité immense qui le rongeait fût visible, attestée par les dieux mêmes, il voulait payer, si cela était possible. De plus, Shumeï ne lui en avait plus jamais reparlé, et, les rares fois où elle se réveillait de sa longue bouderie, ne semblait pas lui en tenir rancune et se montrait conciliante.
Et Shumeï, elle, pour l'instant, se moquait bien de ce qui pouvait arriver. Tout ce qui comptait pour la défunte était la survie de son grand frère. Ne pouvant agir physiquement dans ce sens, elle lui procurait, lorsque cela était nécessaire, d'habiles conseils qui se révélaient toujours utiles, comme par exemple sur la comestibilité de certaines baies, ou la dangerosité de certaine route. L'esprit savait que son frère, dans une certaine mesure, serait capable de se soigner, mais Shumeï préférait qu'il ne lui arrivât rien de toute façon. Puis, quand elle comprit qu'Eilam comptait se rendre au Lac de la Transparence, sa curiosité s'éveilla. Enfant, elle n'avait jamais eu l'occasion de se rendre au Coeur Bleu et, à présent, il lui semblait impératif de s'y rendre, sans qu'elle ne pût s'exprimer pourquoi, elle présentait qu'il s'agirait d'un tournant pour eux trois.

Ludmila n'aimait pas ce voyage. Tout d'abord, parce qu'elle n'aimait pas Shumeï, qui avait voulu tuer Eilam. Et puis parce que la Tiregan n'aimait pas voyager. Elle se tenait toujours sur la défensive, et essayait de dissuader Almagor de ce qu'elle considérait être une prise de danger inutile. Il semblait à Ludmila que quelque chose n'était pas net avec Shumeï. Pourtant, au fur et à mesure que les jours passaient, la jeune fille finit par changer d'avis, et à aimer elle aussi la beauté du monde qu'elle parcourait, même si la Tiregan était perturbée par la finitude, qu'elle pensait inévitable, de ce monde.
Plus les trois êtres avançaient dans leur périple, plus les lieux parcourus se faisaient sublimes. Notamment, en arrivant en bordure du lieu des magiciens, ils durent traverser une chaîne de hautes montagnes, aux sommets recouverts de la neige la plus pure. Shumeï avait assuré son frère qu'il s'agissait du plus court chemin pour arriver au Lac de la Transparence.
En effet, une fois ce rempart montagneux franchi, les trois voyageurs comprirent qu'ils étaient arrivés à destination. Une immense paix de l'âme les baignaient, éteignant comme une braise refroidie l'amertume le Ludmila, berçant Eilam et son immense culpabilité. Le jeune homme, de plus, ressentait la magie du lieu, se sentait en harmonie avec elle, et plus que jamais comprit qu'il était réellement un magicien.
Tous trois baignaient dans de l'azur clair et profond, qu'il s'agît du ciel, ou des eaux du Lac, qui s'étendait à perte de vue. Seulement, le ciel semblait infini, tandis que l'infinie transparence du Lac rendait visible son fond, et les rides qui, parfois, parcouraient sa surface, le faisait ressembler à du cristal, scintillant sous le soleil, et accentuaient la grâce des temples qui se trouvaient là.
Avec prudence et respect, Eilam s'avança vers le rivage et sortit de son sac le cercueil de bois roux. Doucement, il posa l'objet sur l'eau, puis le poussa, jusqu'à ce qu'il coule profondément. Le jeune homme resta immobile quelques minutes. Il aurait voulu prier, mais le démon ne lui avait pas enseigné l'existence des dieux, aussi son âme était-elle muette. Puis, le magicien se releva. Avec l'aide de Shumeï, ils se ridirègrent, toujours droit devant, autour du Lac, tandis que le soir tombait, teignant le ciel d'une pourpre tendre. Il leur arrivait, parfois, de croiser de jeunes magiciens se combattant pour s'entraîner et, quand cela se produisait , les trois voyageurs s'éloignaient poliment d'eux, afin de ne pas se faire remarquer.

Shumeï se guidait d'après les souvenirs qu'elle pouvait garder de la réalité, et de ce qu'on lui avait enseigné. Après un moment, ils se trouvèrent face à un grâcieux pont de bois bleu, s'avançant vers l'intérieur du Lac. Eilam s'engagea dessus. Pourtant, aussitôt après, il se retourna. Il se sentait seul...
La Tiregan était partie, ou plutôt, elle s'était arrêtée quelques minutes avant. Elle avait aperçu deux enfants qui s'entendaient à merveille, sans doute un frère et une soeur, qui riaient entre eux, alors que Ludmila était passée à côté d'eux. Un instant, avant que la quiétude des lieux ne la reprît et ne l'en dissuadât, elle sentit comme un couteau s'enfoncer dans son coeur, au début car la jeune fille pensait que les deux se moquaient d'elle, puis tout simplement par jalousie. Est-ce qu'elle avait déjà ri avec quelqu'un, elle?
En à peine un millième de seconde, la Tiregan fit apparaître une sarbacane et les visa avec.

Ludmila! Arrête!! Laisse-les tranquile et reviens, c'est un ordre!!!

Voyant cela, Almagor avait accouru et avait rebroussé chemin. Ludmila baissa la tête. Le magicien s'adressa aux deux victimes de la trop grande susceptibilité de la jeune fille:

Je suis confus... Pardonnez-lui, elle a beaucoup souffert. Vous n'avez rien?