~ Une plume pour chanter ~
Le royaume des abîmes n'était pas à proprement parler un lieu accueillant pour un génie, mais Valérian s'en accommodait plutôt bien. Il faut dire qu'il n'en était pas à sa première visite, la ville souterraine en particulier étant l'un de ses refuges favoris. S'il y retournait cette fois, c'était pour une raison toute simple : à l'image des cohortes de marchands croisées en route, il venait jeter un œil au marché nocturne hebdomadaire, à la différence que lui s'y rendait pour le simple plaisir des yeux, n'ayant rien de particulier à acheter. Déambuler parmi les étals, s'enivrer des parfums exotiques et de la joyeuse cohue valait la peine de faire le trajet, à ses yeux, et les innombrables individus hauts en couleur qui déambulaient à ses côtés constituaient un jeu supplémentaire pour un génie amateur de transformations. Il ne passait guère plus d'une minute sous la même forme, jouant à imiter tous ceux qu'il croisait, ou à mélanger plusieurs caractéristiques plaisantes afin de créer un tout nouveau personnage. Son loir de compagnie restait obstinément caché dans ses cheveux, jugeant visiblement le marché trop bruyant pour sortir son museau.
La soirée s'écoulait paisiblement lorsqu'un imprévu surgit de nulle part. Comme une petite voix dans sa tête, il sentait un appel plus obsédant que d'ordinaire. Un lieu aussi bondé résonnait forcément de désirs inavoués en tous genres, mais celui-là parvenait à se distinguer de la masse. Une personne dotée d'une forte volonté, sans aucun doute. C'était à la fois intéressant et irrésistible. Il savait qu'il entendrait cette voix sans discontinuer s'il n'aidait pas son propriétaire. Alors il ne la repoussa pas et se mit à fendre la foule plus rapidement, cherchant à l'aveugle, rebroussant chemin lorsque l'appel se faisait plus ténu, pressant le pas lorsqu'il s'accentuait, ce qui le mena près d'une échoppe moins extravagante que la moyenne. Ce n'était pas un stand éphémère monté pour le marché nocturne, mais un commerce établi, aussi attirait-il moins l'attention des badauds. On y vendait essentiellement des vêtements chauds en toile solide, mais aussi des bottes, des lampes rudimentaires, des sacoches, ... Le minimum vital pour toute personne partant en voyage, en somme. Valérian entra.
L'intérieur était peu lumineux, simplement éclairé par une poignée de bougies en fin de vie, leur cire dégoulinant jusqu'au plancher usé mais relativement propre. Globalement, la boutique donnait une impression de vétusté entretenue. Tous les meubles semblaient à deux doigts de s'écrouler, mais chaque surface était impeccable, preuve que le ménage était régulier. Son affinité particulière avec les rongeurs lui permit de déceler la présence d'une unique souris dans un grenier quelque part au-dessus de sa tête. Il ne put s'empêcher de lancer un regard à son intention, accompagné d'un salut de la main, même en sachant pertinemment qu'elle ne pouvait le voir. Revenant à ses priorités, il constata que le gérant le fixait depuis son comptoir, mi-curieux mi-éberlué. Valérian lui adressa un salut poli, imperturbable, puis s'avança le plus naturellement du monde vers l'une des clientes.
Il s'agissait d'une très vieille femme, plus petite encore que lui, avec un chignon très strict et de grands yeux fatigués. Ses traits étaient sévères, comme taillés dans le marbre, et pourtant elle transpirait l'inquiétude et l'accablement par tous les pores, de minuscules ridules d'anxiété venant troubler son visage. Elle ne le montrait pas, elle s'efforçait de garder les épaules droites et la tête bien haute, presque dédaigneuse, mais l'abattement se lisait dans tous ses gestes. Il l'avait trouvée. Et, instinctivement, il avait déjà décidé de ne pas la quitter avant de l'avoir soulagée de son fardeau, sans se douter du pétrin dans lequel il allait se mettre.
Il n'avait fait que poser une main sur son épaule afin d'attirer son attention, et déjà elle se retournait vivement pour lui faire face, comme si elle s'attendait à devoir se défendre. À en juger par ce qu'elle tenait dans les bras, elle se préparait à un voyage. Sans lui laisser le temps de poser une question, Valérian s'enquit d'une voix incroyablement douce :
— Comment puis-je vous aider ? Et sans attendre la réponse, il laissa son visage muer en un autre. Celui du tenancier de la boutique. Puis, une fraction de seconde plus tard, il reprit le sien, plus jeune et plus lisse. Sa future « cliente » semblait avoir l'esprit vif. Croyait-elle aux légendes, ou bien avait-elle déjà eu affaire à l'un des siens ? Quoi qu'il en soit, elle ravala sa question et laissa tomber froidement :
— Tu mettrais tes talents à mon service le temps d'une journée, génie ?— Bien entendu. Trois heures plus tard, alors que les deux compagnons d'infortune arpentaient un sentier escarpé à travers les ronces de l'Allée des Brumes, Valérian commençait à regretter de s'être impliqué dans cette affaire. S'attacher à l'un de ses maîtres allait, une fois de plus, lui jouer de vilains tours et l'entraîner en des territoires peu hospitaliers. Un coup d'œil aux alentours lui confirma qu'ils étaient seuls ici. Pour l'instant.
- Spoiler:
Mots : 832.
Code couleur : #cc99ff pour Valérian et #996633 pour Mamie.