Allongé sur le pont, il fallut plusieurs minutes au roulis de l'océan pour lisser le masque maussade froissant mon visage encore juvénile. J'étais seul, tout le monde avait quitté le navire une heure plus tôt, enfin, tous sauf elle, bien sûr.

Un monde au dessus de moi, les nuages dérivaient paresseusement, avec une lenteur qui me frustrait. J'aimais que le vent s'empêtre dans mes boucles bleutées pour leur proposer une danse qui les laisserait secs et emmêlés, qu'il fasse claquer les voiles et pousse de sa main invisible la coque du bateau. Lorsqu'il prenait de la vitesse, je me suspendais alors au bout d'une corde, le corps tendu au dessus du vide, l'écume giflant ma peau, le sel incrustant mes poumons.

Entre les cotonneux cumulus, le disque doré riva ses rayons implacables sur mes rétines. J'adorais les défis, même ceux perdus d'avance, et je lui rendis son regard sans ciller jusqu'à ce que des larmes débordent des lacs turquoises. Je me passais mon bras valide dessus pour les essuyer, brouillant les motifs colorés pigmentant mon visage. Mon autre bras reposait en travers de mon torse, disposé dans un angle anormal. J'évitais de le bouger. Même le tressaillement d'une phalange provoquait une souffrance similaire à la sensation d'un millier d'épines s'enfonçant dans ma chair. Il me fallait aller trouver un soigneur pour le remettre en place. Un lourd soupir affaissa ma poitrine. Je n'avais pas envie d'essuyer de nouvelles remarques moqueuses en descendant à terre. J'étais fragile, et on me le faisait savoir. J'étais petit, avec autant de muscles que de graisse, c'est-à-dire pas grand chose, pour avoir l'air de peu de chose. Je n'étais même pas digne d'un seul regard des guerriers de Zawa'Kar qui empruntaient parfois le bateau, à peine plus marquant qu'un pet de mouette dans leur journée.

Elle au moins, s'apercevait de ma présence et s'inquiétait, à sa façon, de mon bonheur. Enfin, je croyais. Depuis qu'elle était morte, elle était un peu bizarre.

- Heureusement que t'es là.

Je l'avais dit à voix basse, presque un murmure. Je ne le lui disais pas souvent, parce que je ne le pensais pas souvent. Or, j'avais tendance à toujours dire ce que je pensais, sans détour, ni tact. La douleur avait dû m'attendrir le cœur. Et puis, généralement, elle me cassait les pieds. Ses geignements récurrents dans mes oreilles avaient tôt fait de me guérir de la joie ressentie quand son esprit avait trouvé son chemin jusqu'à moi.

La mort ne lui réussissait pas. Une chieuse monumentale. Je rêvais parfois d'être investi du pouvoir d'Ezechyel pour virer son petit cul brumeux jusqu'à des confins lointains, là où je ne la verrais plus, ni ne l'entendrais plus. Vieille sangsue. J'aurais dû me douter qu'elle continuerait de me surveiller même après sa mort, c'était sûr. Seulement, je n'avais pas mesuré à quel point.

- Je sens que ce truc va me suivre longtemps.

Non, je ne parlais pas de Nini, mais de mon accident. Idiot. Je m'étais couvert de ridicule, devant tout l'équipage. Le capitaine avait ordonné une manœuvre. Je m'étais porté volontaire. Ça avait surpris tout le monde. D'un caractère plutôt discret et taciturne d'ordinaire, la mort de Ni'Obë m'avait donné des ailes. Je m'étais découvert zélé, désireux de prouver ma valeur au monde. Ils avaient accepté. Nous étions trois mousses en apprentissage, et le Darr Stjarna était un bateau de taille moyenne, un peu vieux et qui sentait la moule.

Les joues rouges de sentir les regards collés à mon échine, j'avais grimpé au mât. Jusque là, c'était dans mes cordes (Vous l'avez ?). Puis un maudit albatros avait jaillit de nulle part pour fondre sur moi. Surpris, j'avais perdu mon équilibre et je m'étais senti partir en arrière. Un terrible couinement, sonore, immanquable, avait accompagné le début de ma chute. Avec l'énergie du désespoir, j'avais agité mes bras frénétiquement comme des ailes et mon poignet s'était pris dans les cordages. Une seconde plus tard, je me mangeais le mât, suspendu à mon bras qui était probablement cassé.

J'avais cessé de compter le nombre de membres cassés à mon actif. Je détestais ce corps tout chétif qui refusait de grandir, de devenir plus fort. J'étais la risée du Darr Stjarna et je craignais qu'en quittant le pont pour aller me faire soigner, le capitaine me prenne à part pour me demander de quitter le navire.

- Qu'ils essaient. Je me laisserais pas faire.

J'allais me cramponner jusqu'à la mort à ce bateau. Je mourrai de honte si je devais le quitter. Il était miteux, son bois craquait et sa peinture s'écaillait, mais il m'avait tout appris.

Je me réveillai en poussant un cri déchirant. Je restai un moment hébétée, moi-même surprise par mon interjection, avant de prêter davantage d'attention à mon environnement. Haut. Vaste. Le lieu relevait d'une architecture qui m'était étrangère. Je ne reconnaissais rien.

- Lju ? Appelai-je.

Je ne le voyais pas. Et je ne reçus aucune réponse de sa part.

- Lju !

- Tu es morte.

Je fis volte face. Un homme s'était adressé à moi. Je reconnus aussitôt une Ombre.

- Pardon ?

- Tu ne te souviens de rien ?

Me souvenir de quoi au juste ? Plutôt que de lui répondre, je regardai mes mains, puis le reste de mon corps. Je savais comment était conçu un Esprit, mais je voulais tout de même en avoir le cœur net. J'étais exactement pareille que dans mes derniers souvenirs. Je n'avais même pas changé d'habits. Mes cheveux noirs étaient les mêmes, détachés comme je les avais laissés, et quand je passai mes mains sur son visage, je ne pensais rien détecter d'anormal. Pour autant, c'était dur à évaluer puisque j'étais intangible. Mon évaluation palmaire ne valait rien en soi.

- Ça arrive de ne pas se souvenir. C'était un peu violent, alors ça n'aide pas.

Je lançai un regard noir à l'Ombre. Lui et son teint pâle de dépressif m'agaçaient déjà. Je n'aimais pas les gens qui parlaient à demi-mots, surtout quand ils détenaient des informations précieuses.

- Qui m'a tuée ?

J'avais besoin de comprendre ce qu'il se passait. Y'avait-il eu une attaque ? Mon frère était-il en danger ? Ma tribu ? L'homme m'adressa un haussement d'épaules désintéressé.

- Je ne sais pas. C'était au port. Ensuite ils ont caché ton corps et l'ont jeté dans une sorte de fosse.

Si j'avais encore une circulation sanguine, celui-ci se glaça. Si j'avais encore des poils, ils se hérissèrent. J'avais été tuée à terre ? On avait déshonoré ma dépouille ?!

- Tu sais qui m'a tuée. Dis-moi.

Il fit encore son haussement d'épaules, accompagné d'un soupir et d'une moue boudeuse.

- A quoi bon savoir ? C'est terminé pour toi. Va. Tourne la page tant que tu le peux.

C'était minime, mais je ressentais l'arrière-goût de rancune avec lequel il l'avait dit. Ce suicidé me reprochait d'avoir mené ma vie jusqu'à son terme, maintenant ?! J'entrouvris la bouche mais il reprit la parole :

- Quelqu'un d'autre vient de mourir maintenant. Je dois y aller.

- Attends !

A peine eu-je le temps de le dire qu'il s'était déjà évaporé. Je me retrouvai seule. Je n'étais pas vraiment seule au sens propre du terme. Autour de moi, un tas de nouveaux Esprits faisaient leur apparition et vaquaient à leurs occupations de défunts, mais je ne leur prêtais pas attention. J’enrageais de ne pas avoir pu retenir celui qui avait été témoin de ma mort. Je m'assis par terre. J'étais plus secouée que je ne voulais bien l'admettre, refusant de croire à ce qu’il m’était arrivé. Les jambes repliées contre ma poitrine, je posai mon front contre mes genoux. J'avais le souffle court. Je serrais suffisamment fort mes jambes avec mes bras pour ne pas remarquer que je tremblais.

- C'est la Volonté d'Ezechyel. Murmurai-je pour moi-même.

Je réfléchissais. Que devais-je faire ? Je ne pouvais m'empêcher de m'inquiéter pour Ljund. Je voulais savoir où il était et s'il savait pour moi. Je voulais voir si tout allait bien à la maison. Je fermai les yeux pour essayer de me remémorer mes derniers instants. Les paroles de l'Ombre raisonnèrent dans ma tête et je les assimilai avec encore plus d'horreur que la première fois. J'étais morte sur terre, tuée par des mécréants qui m'avaient privée de rituel. On m'avait souillée. Je fondis en larmes. Je frémissais de l'injustice de la situation. Je refusais d'accepter avoir terminé mon existence sur Terre de cette façon. Qu'avais-je fait pour mériter une telle humiliation ? Je gémis en comprenant que mon sort était encore pire que ça : j'étais morte vierge. Les hérétiques m'avaient privée de l'honneur de célébrer la vie. Ils m'avaient empêchée de contribuer à ma communauté. Je n'aurais jamais d'enfant. La douleur dans mon cœur était telle que je m'arrachais les cheveux. J'avais envie de mourir, mais…

- Fais chier !

... j'étais déjà morte. Je plongeai davantage dans l'inconsolable.

- C'est la Volonté d'Ezechyel. Répétai-je.

Pourquoi cela ne me confortait-il pas ? Pourquoi avais-je l'impression de me mentir à moi-même en invoquant les impénétrables voies des Divins ? Non. Non, non, non. Je refusais d'être une impie. Je n'en étais pas une. J'avais été une bonne fidèle. J'avais toujours adoré les Aetheri. Je n’avais jamais blasphémé. Je m'aplatis sur place et murmurai une prière pour demander pardon.

- C'est la Volonté d'Ezechyel.