Celui qui volait les souvenirs

Musique

La jeune femme qui était assise en face de lui le fixait avec insistance. Ils avaient longuement échangé ou, plutôt, elle avait dû correspondre avec différents intermédiaires avant de réussir à décrocher un rendez-vous avec cet homme. Il n’était pas très beau. Ses traits n’étaient pas symétriques. Elle remarqua la légère bosse déformant son nez. Quelqu’un avait dû le lui casser. Si cette histoire s’était déroulée dans le présent, probablement aurait-elle fait le lien avec Judas d’Uobmab. Elle se serait dit : cet homme n’est pas objectivement beau mais ce qu’il dégage, son charisme, son regard, suffit amplement. Les yeux ambrés de son interlocuteur la regardaient à peine. Il semblait vivre pour les affaires et ses joues creuses donnaient quelques indices sur l’état de son appétit, à l’image du reste de sa silhouette. Ses épaules étaient pourtant larges. Elles auraient pu nourrir un physique athlétique. Ce n’était pas le cas. Elle se demanda ce qu’il était, captivée par le mouvement de ses lèvres qui lui expliquait les termes du contrat. Elle les trouva belles, désirables même. Elle aurait aimé pouvoir les embrasser, une seule fois, pour en tester la texture. Ils n’étaient néanmoins pas là pour ça. Il n’avait pas les oreilles pointues des Alfars mais elle n’était pas sûre qu’il n’en fût pas un. Peut-être était-ce génétique ? Deux parents de races différentes, dont une avait écrasé l’autre ? Il était sombre. Ses cheveux l’étaient aussi et semblaient presque disparaître dans les volutes de sa magie. Les ronces l’auraient parfaitement illustré, celles qui se referment après le passage des aventuriers imprudents. « J’espère que vous comprenez que le prix est amplement justifié. Les souvenirs ne sont pas faciles à obtenir sans endommager le fonctionnement de l’individu. » Il paraissait n’avoir aucun sens moral. Il expliquait simplement les faits. « Pour sortir votre mari de sa tête, j’ai dû détricoter. » « Détricoter… » Elle trouva le mot étrange dans la bouche de cet homme. L’imaginer tricoter avait un aspect comique. Elle baissa les yeux sur ses mains, posées sur la table des négociations. Elles étaient belles. Ses ongles trahissaient un statut social élevé, tout comme son attitude. Il était bien plus habitué à utiliser la magie que ses doigts. « Un élément vient toujours avec un contexte plus large. En l’occurrence, votre mari lui avait fait découvrir un fruit de sa région natale. Depuis, elle en mange souvent. En ôtant votre époux de ses souvenirs, l’amour pour ce fruit devient sans fondement. Il m’a fallu composer. D’où le prix. » « Comme je vous l’ai dit, je vous paierai quoi qu’il en coûte. » « Fort bien. » « Mais dîtes-moi… » ajouta-t-elle, après l’avoir observé de nouveau. « Je ne crois pas connaître votre nom. » Il sourit. Elle sut à cet instant qu’il ne le lui révélerait pas et que, pire, il trouvait sa remarque parfaitement stupide. « Vous comprendrez que vu ma profession, je ne peux révéler mon identité à mes clients. » Ses yeux se portèrent sur le médaillon qui entourait le cou de la jeune femme. « J’aimerais que vous me le donniez, en échange d’une légère réduction. Il irait bien à une femme de ma connaissance. » Ses iris sur le bijou prirent une étrange lueur, ce qui rendit la vision d’autant plus prégnante. Elle touchait à sa fin et Circë avait à présent conscience de la situation. Comme une transposition du présent et du passé, elle eut l’impression que l’inconnu la percevait parfaitement. La scène s’effaça, pour ne laisser qu’elle et lui. Il la regardait avec assurance. Elle se sentait calme, elle-aussi. Il était plus magnétique que les hommes qu’elle avait croisé dans sa vie, pas parce qu’il avait plus de prestance mais parce qu’il lui semblait que leur Destin était lié, que leur rencontre était déjà actée. Elle et lui ; lui et elle. Ils œuvreraient dans le même domaine mais d’une façon différente, d’une façon qui ne conviendrait pas à l’autre ; d’une façon qui les ferait s’affronter. L’homme baissa les yeux vers la main de l’Ygdraë. Entre ses doigts se tenait le médaillon. La vision s’effaça et Ode à la Mémoire cessa.

Circë cligna des yeux. Elle se trouvait dans sa cabine. Des membres de Yanna lui avaient apporté une sacoche contenant des objets anciens. Quand elle avait touché le collier, elle en avait vu l’histoire. Elle avait vu sa fabrication, son achat par le futur époux, sa réception par la future femme. Elle avait vu les moments de joie mais également les pleures de cette dernière lorsqu’elle avait compris que son mari lui était infidèle. Elle l’avait suivie, à l’image de l’objet, jusqu’à cette fameuse rencontre. Qui était-il, cet homme dont la magie avait troublé la sienne ?

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