Altan passe le pas de la porte du manoir sans grand enthousiasme. Vasshar, déjà, s'engouffre dans les bois. Vêtu pour la chasse, il se fond dans l'obscurité et disparaîtrait aux yeux de tout être diurne. Mais ce n'est pas le cas d'Altan. Les astres de la nuit sont désormais ses seuls amis. S'il voyait le soleil et sa lumière flamboyante, il serait réduit en cendres. Lui qui aimait tant flâner dans les champs de tournesols autrefois... sa vie n'est plus qu'un cimetière de souvenirs.
Les pas du Vampire s'estompent dans l'herbe humide de la nuit, alors qu'il passe le bosquet de la forêt sans hâte. Ses yeux s'élèvent vers la lune. «
Je suppose que je n'ai que ce que je mérite », marmonne-t-il d'une voix inexpressive. Vasshar l’a peut-être entendu, mais il n’en montre rien : il s’est vite lassé de ses lamentations. Le déluge de tristesse a laissé place à un désert d'indifférence dans l'esprit d'Altan, ce qui est bien pire pour un être qui fut autrefois porteur d'Art. Comment peut-il encore créer alors que l'inspiration l'a déserté ? L'apprentissage des techniques de l'orgue et de l'histoire de son peuple sont ses seuls réconforts. Chaque crépuscule est illuminé par ses leçons de musique. Altan fait ses gammes et apprend les morceaux. Mais sa musique est vide, dénuée d’émotion et de talent. Il ne lui reste plus rien. Au son de sa performance, une Orine aurait soupiré ; un Alfar aurait mimé la souffrance.
On lui a dit qu'une fois qu'il aurait goûté au sang et à la chasse, Altan ne regretterait plus sa vie d'avant un seul instant. Mais la seconde infinitésimale d'euphorie la plus puissante qu'il ait jamais connue laisse un gouffre encore plus douloureux quand elle disparaît. C'est trop peu. Le Vampire a perdu au change, et sa Créatrice s'est bien gardée de lui divulguer tout élément qui aurait pu le faire douter. Bien que, en y repensant, il doute que sa décision ait été différente si ça avait été le cas. *
Oui, je le referais mille fois s'il le fallait*, songe-t-il en soupirant. Son visage pâle affiche un faible sourire. Elle est son bourreau, son agresseur et surtout, la personne qu’il aime le plus au monde. Et, tout comme le sang, sa faim de sa présence n’a d’égal que la frustration permanente dans laquelle son absence le plonge. S’il pouvait encore respirer, il se considérerait comme en apnée, noyé au fond des abysses, une épave qu’on ne laisse subsister que par le minimum de sustenance.
Tout ce qu’il a, c’est cet abruti de Vasshar, dont la présence ne lui apporte aucun réconfort. «
Eh, vermisseau ! T'arrêtes de traîner des pieds ? A moins que tu ne cherches à chasser des limaces. » Il laisse échapper un reniflement, certainement fier de sa remarque. *
Je vais te les faire manger, tes limaces. Elles ressortiront par tes trous de nez.* Altan se retient de lever les yeux au ciel et ne lui répond pas. Il le déteste, et c’est réciproque. Vasshar est stupide et cruel. Il ne rate aucune occasion d’humilier Altan et de montrer sa prétendue supériorité. Pour toutes ces raisons, Atlan le hait : mais il n’avouerait jamais le cœur de ce sentiment. Le vampire est jaloux de l’intimité qu'il partage avec sa Créatrice. Des dizaines d’années de vie commune qu’Altan ne saurait rattraper. Un langage non-verbal qu’il ne comprend pas, comme s’il leur était étranger.
Et pour couronner le tout, Vasshar lui est réellement supérieur. La hiérarchie est parmi les valeurs les plus respectées dans le foyer. Quand Altan a eu un mot de travers contre ce débile, tout le monde lui est tombé dessus. Altan trouve cela injuste. Il attend simplement le jour où il pourra lui prouver, d’une façon ou d’une autre, qu’il est plus grand, plus méritant et intelligent que son rival. Il ne peut en être autrement. Mais ce jour n’est pas arrivé : aujourd’hui, Vasshar est celui qui le nourrit. Chaque nuit, il lui transmet son savoir de la chasse et partage ses victuailles. Altan le hait, mais il est prêt à tout pour boire quelques gouttes de sang. Il courbe l'échine et Vasshar en profite malicieusement.
«
Allez ! Allons vers le ruisseau. Il n'a pas beaucoup plu récemment. La moitié de la faune doit arpenter ses environs. » Vasshar ne l'attend pas, conscient qu'Altan va le suivre. L'appel de la nourriture est plus fort que sa fierté et le Vampire s'élance dans les bois. Il avance en toute discrétion, comme son mentor assigné le lui a appris, en évitant les branches et en allégeant ses pas. Il esquive les buissons et tend l’oreille à l’affût du moindre bruit suspicieux. La faim trouble ses sens : en tant que jeune Vampire, Altan a besoin de beaucoup de sang et ne contrôle pas ses besoins. C’est pourquoi la présence de Vasshar est aussi salvatrice : Altan manque de patience et prend des risques sans réfléchir pour avoir droit à la moindre goutte. Il est en proie à tout ce qu’il exècre : tuer et dévorer. Altan est un monstre. Il est devenu le monstre de sa Créatrice.
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