Empoisonnement

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Intrigue/Objectif : Alors que le mentor d'Astriid, Laurier, l'autorise à disposer de son atelier pour s'exercer, Astriid se trompe dans la préparation de sa potion et ça tourne mal.
RP lié & suite de Celui-ci

De l'extérieur, rien ne laissait présager du chaos qui régnait depuis l'arrière-boutique de l'artisan chocolatier. L'isolation magique pouvait faire des miracles et les voisins ainsi que les passants pouvaient s'estimer heureux de la présence d'esprit de Laurier lorsqu'il avait souscrit à l'abonnement mensuel. Certaines préparations pouvaient parfois se révéler bruyantes, comme la potion qui donnait bonne haleine à celui qui la consommait et qui, assez ironiquement, émettait un outrecuidant bruit de flatulence lorsqu'elle était mélangée à la mixture chocolatée.

Astriid en faisait la découverte en cet instant précis. Une spatule en métal retenait la masse rousse de ses boucles en un chignon informe dont s'échappaient quelques mèches collées sur ses tempes par la sueur et les vapeur du chaudron sur lequel elle était penchée. Dans une main, elle pinçait une papillote en papier contenant de la poudre de poussière de Fae. Ou en tout cas, c'était ce que le marchand avait prétendu lui vendre au marché le matin même. Astriid ne s'était pas posée de question, elle s'était précipitée jusqu'à la boutique pour s'engouffrer dans l'atelier et entamer la confection d'une potion incroyable : celle qui rendait les gens gentils.

Sagement posée sur sa tête, trois abeilles étudiaient avec attention les gestes de l'Ygdraë alors qu'elle versait le plus soigneusement possible les petites particules dorées et argentées. Malgré ses efforts et une concentration qu'il fallait saluer pour une Elfe habituellement assez distraite, le liquide qu'elle remuait en retenant son souffle se cloquait dangereusement.

« Recule Astriidou, ça sent pas bon. » Littéralement, et en toute objectivité, l'odeur qui s'extirpait avait effectivement une odeur épouvantable d'œuf pourri mais la rouquine grinça entre ses dents. « Tout va bien se passer. Tu ne te rend pas compte, Bisou, mais cette potion va changer à jamais le futur des terres du Yin et du Yang. » Dubitatif, Bisou se contenta de procéder au nettoyage de ses ailes, refusant d'être le témoin de la catastrophe à venir. Mais il y en avait une qui n'était pas juste soupçonneuse, elle réprouvait en bloc tout son projet. En tant que reine de l'essaim, Sucre était aussi la plus grosse - mais ça, c'est aussi parce que c'était la plus gourmande et il fallait dire qu'en l'espace de quelques semaines, le minuscule appartement d'Astriid s'était gorgé de plantes et de fleurs en tout genre et l'abeille se gavait quotidiennement de pollen à en avoir mal au coeur, ce qui ne manquait jamais de provoquer les réflexions de l'Ygdraë car Sucre devenait grincheuse quand elle avait mal. Actuellement, elle était si contrariée que son vrombissement égalait le bruyant jeu de casseroles avec lequel l'apprentie jouait pour venir à bout de la potion. « Pourquoi diable voudrais-tu que tout le monde soit gentil ? Est-ce que c'est si mal d'être méchant ? » « Arrête de voler près de mon oreille, Sucre, tu sais combien je déteste ça. Et tes questions sont idiotes, je suis désolée mais c'est vrai. Si personne n'était méchant, il y aurait beaucoup moins de problèmes dans le monde. Par exemple, il n'y aurait plus de pénurie de cookies. » « Aucun rapport. » Ne put s'empêcher d'objecter Bisou. Dès qu'il réalisa qu'elle l'avait fait sortir de sa bouderie, l'abeille se renfrogna (ça ne se voyait pas sur son minuscule faciès duveteux mais il marqua sa désapprobation d'un petit grognement) et quitta son support chevelu pour aller ronchonner ailleurs.

« Réfléchis, Astriidou. Une potion qui rend gentil, ça n'existe pas. » Miel était la plus calme de toutes, et elle comptait là-dessus pour faire entendre raison à l'Elfe. « Bien sûr que si. Atae en personne m'a confié ce livre de recettes et elle ne veut que mon bien. J'ai beaucoup parlé avec elle et je sais que je peux lui faire confiance. Elle m'a même donné des conseils pour répondre à Kitoe, mais je ne me sens pas de lui répondre tout de suite. Ce serait mal de parler avec une Démone, non ? Neah ne me le pardonnerait jamais. Et puis Atae est un peu étrange parfois c'est vrai mais je sens que je tiens quelque chose avec cette potion. Vous imaginez si ça fonctionne ? » D'enthousiasme, sa spatule dérapa dans la casserole, ce qui déséquilibra la rousse. Catastrophée, elle ne put que glapir en voyant la poudre de Fae se déverser d'un bloc dans la préparation. Immédiatement, le liquide d'un gris orageux vira sur un rose vif puis se stria de cloques mauves qui grossirent, encore et encore jusqu'à éclater tout près du visage d'Astriid qui recula précipitamment. « Eteins le feu ! Eteins le, triple buse ! » Envahie par la panique et la peur, elle restait figée à deux mètres de la casserole qui s'était mise à vomir des bulles bleu ciel, sourde aux prières des abeilles qui vrombissaient furieusement dans la pièce. En éclatant, les bulles émettaient un bruit de tonnerre et l'Elfe n'y tint plus et couru se blottir sous la table en attendant que l'orage passe, les mains plaquées sur ses longues oreilles.

« Tu vas vraiment les offrir aux voisins ? » La voix traînante s'enroula dans la nuque d'Astriid qui sursauta bien qu'elle sache désormais que l'Archontesse aimait se téléporter de façon complètement aléatoire près d'elle. La bleue posa nonchalamment son menton sur l'épaule de sa pouliche de compétition et baissa les yeux sur les doigts de l'Elfe qui disposait les petits chocolats roses dans des petites bourses en papier sur lesquelles elle avait pris le soin de dessiner des fleurs et des soleils. « Oui, pourquoi ? » Atae n'eut jamais l'occasion de répondre car Bisou avait foncé sur Astriid à toute vitesse, si bien qu'il rebondit et s'assomma presque sur la joue de l'Elfe. « Crétine ! Tu sais bien que tu as raté la potion ! » « Peut-être que non ! Tu n'en sais rien, tu n'es qu'une abeille. » « ... » « Pardon, Bisou. Je ne voulais pas dire ça, je ne le pensais pas, je te jure. » « ... » « Bisou ? Fais pas la tête, après je me sens affreusement coupable et je n'arrive plus à dormir ou à faire quoi que ce soit. C'est juste les mots qui sont partis trop vite. Je n'aime pas quand on ne me fait pas confiance. » « C'est pas une question de confiance. J'ignore ce que tu as fabriqué, mais tes chocolats vont au mieux donner la diarrhée aux pauvres victimes à qui tu les offrira. » « Ne dis pas n'importe quoi. Tout indique que ça a fonctionné. C'est rose, donc c'est bon signe non ? » « ... » Atae souleva un sourcil mais demeura silencieuse. « Et puis, de toute façon c'est une potion qui n'affecte que les méchants alors ça ne devrait rien faire aux voisins. Ce sera juste des chocolats, que j'aurai préparé avec amour. » « C'est n'importe quoi. » Révoltée, Sucre s'éloigna sans apercevoir les yeux d'Astriid qui s'emplissaient de larmes. Rageusement, elle les gomma avec le dos de sa main avant qu'elles ne s'évadent sur ses joues et elle frappa du poing sur la table. « Je vais vous montrer. À tous. Vous n'avez pas idée jusqu'où je peux voler. »

 

❀ Très chère Kitoe,

❀ Longuement, j'ai hésité à répondre à vos lettres. Tout d'abord, je tiens à préciser que je ne vous pardonne pas pour ce que vous avez fait. C'était odieux et je ne veux plus jamais vous revoir. ❀

❀ Non, c'est faux. Mais je vais mettre des conditions à notre rencontre. Pour que nous soyons amies, vous allez devoir changer. Je ne peux pas être amie avec une Démone, vous vous rendez compte ? Ce ne serait pas seulement Neah qui serait contre, mais aussi toute ma famille, mon peuple tout entier ! Je serai seule, abandonnée. Si vous m'aimez autant que vous le prétendez, si vraiment vous êtes mon amie, vous ne me souhaiteriez pas ça. ❀

❀ Heureusement, j'ai eu une idée, et avec un peu d'aide et des efforts, j'ai trouvé la solution. Saviez-vous que je suis en train d'apprendre à faire des chocolats ? À l'origine, je n'avais pas prévu que vous soyez la première destinatrice de mes chocolats, car vous ne les méritez pas et je ne veux plus rien avoir à faire avec vous, de près comme de loin. Cela dit, je vais faire une exception, parce que ces chocolats sont spéciaux. Je ne vous dirai pas en quoi, mais soyez rassurée, jamais je ne vous voudrai le moindre mal. Ces douceurs ne peuvent que vous faire du bien. ❀

❀ Pour ce qui est des abeilles, apprendre qu'elles viennent de votre part a été un sacré choc. Mais jamais je ne ferai de mal à un animal. Bien qu'elles viennent des Enfers, je veux croire qu'elles restent innocentes et je refuse de tuer qui que ce soit ou quoi que ce soit à cause de vous. Vous avez fait suffisamment de mal comme ça. Et il se trouve que je les aime beaucoup. Je les ai appelées Sucre, Bisou, Carnage, Miel et Bonbon. En vérité, c'est elles qui ont trouvé toutes seules leurs prénoms. ❀

❀ À l'avenir, si vous souhaitez que je réponde à vos lettres, je veux la preuve que vous n'êtes pas méchante, que je peux vous faire confiance. Normalement, avec mon petit cadeau, ce ne devrait pas être difficile. Peut-être même que je pourrais plaider votre cause auprès de Neah, qu'en dites-vous ? ❀

❀ Astriid Cëlwùn❀

❀ PS : J'ai beaucoup aimé votre licorne, c'était un très joli dessin, je ne savais pas que les Démons savaient faire de jolies choses. Mais mon animal préféré, c'est le Kinshäla.

Soigneusement, Astriid plia en deux, puis en quatre la lettre pour qu'elle forme un carré parfait. Ses doigts encore collants laissaient des empreintes roses sur la lettre et l'enveloppe mais elle n'avait pas le courage de recommencer. Déjà, l'envie de mettre la lettre au feu plutôt qu'au facteur la démangeait mais d'une façon inexplicable, le regard d'Atae fixé sur sa nuque l'en empêcha. L'Archontesse l'avait encouragée à répondre à Kitoe. C'est ce dont Astriid s'était persuadée car il n'avait pas fallu beaucoup d'arguments pour la convaincre. Au fond, l'Ygdraë voulait mieux comprendre cette Démone qui paraissait si inoffensive. Elle l'avait trompée aux Edelweiss, mais tout le monde faisait des erreurs, même les Anges, alors pourquoi devrait-on les pardonner, mais pas les Démons ? Peut-être y avait-il des Démons gentils, tout comme il y avait certains Ygdraë qui n'étaient pas particulièrement tendres. Astriid n'avait jamais porté les Cyraliel dans son coeur. Ils étaient plus proches des Alfars que des Ygdraë parfois et la mettait relativement mal à l'aise. « De toute façon, ces chocolats vont rendre Kitoe gentille. Et après, il n'y aura plus d'obstacles à ce que nous soyons amies. Si ça fonctionne, elle m'aidera à distribuer les chocolats à tous les Sorciers, les Démons, les Alfars, tous ceux qui font du mal aux autres, pour faire du monde un monde meilleur. » Atae se contenta de la fixer sans sourire. Ses propres ambitions ainsi que celles de la rouquine dépassaient de loin ses capacités, mais avec des petits coups de pouce de sa part, il y avait une chance pour qu'Astriid soit la clé qui lui permette de se distinguer aux yeux d'Isemli. Mais plus le temps passait, et plus cette chance semblait s'amincir.

Message I | 1974 mots

Empoisonnement

Lorsque Miranda reçut l'invitation pour le thé de son amie, Georgina, elle en fut ra-vie. En vérité, depuis l'épisode dans leur enfance où Georgina avait piqué le petit copain de Miranda, cette dernière la haïssait cordialement. Pas trop quand même, elle ne voulait pas virer Sorcière, restons raisonnables, mais assez pour savoir que si elle voulait avoir un jour sa revanche, elle se devait de rester proche de cette petite catin pour voir sa déchéance du premier rang. Et justement, Miranda savait de source sûre qu'à cette charmante après-midi chez son "amie", le beau Gonzague serait aussi présent. Jeune diplômé de l'école de Basphel, il avait des cheveux d'un bleu qui rappelait les tréfonds des océans et un regard charbonneux qui faisait palpiter le coeur de Georgina.

Le plan de Miranda était simple. Demeurer au plus près d'eux alors qu'ils s'apprivoisaient, puis tout faire pour séduire Gonzague et l'arracher aux griffes de sa némésis. Comment ? Miranda s'était embellie avec l'âge, suffisamment pour avoir une solide chance de faire tourner la tête du beau Basphélien. Après l'acné de son adolescence, et tous les désagréments de la puberté, ainsi que d'impitoyables séances de sport avec un charmant professeur de sport, un Réprouvé qui sentait bon la sueur et qui... Disons qu'il savait varier les activités sportives et que Miranda était actuellement une femme comblée, à ça de l'épanouissement total lorsqu'elle verrait Georgina effondrée, le coeur en miettes, avec en prime un fiancé à la fois beau et intelligent, promis à un avenir radieux. Oui, tout lui souriait et quand une petite Ygdraë surgit sur le pas de sa porte pour lui offrir un petit ballotin de chocolats roses, elle s'extasia longuement. La journée était trop belle, et elle n'avait même pas besoin de s'arrêter en chemin pour chercher quoi rapporter au thé. Tout se goupillait à la perfection.

L'avenir démontra à Miranda les vertus de la patience et de la résilience. L'après-midi fut un fiasco complet. Longtemps, la Magicienne s'endormira bercée par les hurlements d'horreur de son amie humiliée, réconfortée par ses joues couvertes de larmes luisantes alors qu'un infecte arôme imprégnait l'atmosphère. Au début, ce ne fut qu'une légère réaction. Oh bien sûr, il y a de quoi être gênée de laisser s'échapper un rot au beau milieu d'une conversation, le petit doigt dressé au dessus d'une tasse en porcelaine, mais rien qui ne justifie une retraite de mortification de plusieurs années. Quelques rires gênés, un habile changement de conversation et l'incident aurait pu être oublié si ce n'est pour la suite. Car Georgina n'était pas au bout de ses déconvenues. Alors qu'elle amorçait le début du récit des rumeurs sur le potentiel amant de la Souveraine Ondine, elle hoqueta subitement. Sa peau de la teinte d'une belle pêche blanche se gondola affreusement, comme si elle bouillonnait. Des cloques du gris de l'eau sale des vêtements qui n'ont pas été lavés depuis plusieurs semaines, et accompagnés de la même odeur. Son haleine charriait une atroce odeur des remugles d'eaux usées mais le pire était encore à venir. Une cloque, après avoir pris la respectable taille d'un abricot, éclata brusquement, libérant un jus malodorant, d'un vert grumeleux. Georgina hurla, ce qui déclencha l'éclatement d'autres cloques arrivées à maturation. Le récit de son traumatisme ne sera pas conté ici, et pour les plus curieux, Gonzague ne fut pas non plus charmé par Miranda pour la simple et bonne raison qu'il avait eu le mauvais goût de goûter aussi aux chocolats roses. Terrassé par une honte sans nom, il quitta les lieux en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et ne fut plus jamais aperçu dans les environs de Caelum. Heureusement, Miranda put se consoler avec son professeur personnel d'éducation physique et réalisa qu'elle aimait un peu trop comploter. Un peu trop pour une Magicienne.

L'information mit du temps à remonter aux oreilles d'Astriid. Prise de passion pour les potions et les chocolats, elle passait la majorité de son temps dans l'atelier de Laurier en attendant son retour, allant jusqu'à dormir sur la petite couchette collée au mur pour ne pas perdre de temps en rentrant chez elle. Peut-être s'agissait-il d'une forme de fuite. Regrettait-elle d'avoir envoyé cette lettre à Kitoe ? Définitivement. Mais le mal était fait et Astriid ne trouvait plus le sommeil depuis. Dès que ses mains cessaient de fonctionner et que sa concentration s'émoussait, les fustigations mentales reprenaient. Elle n'était pas raisonnable, elle ne méritait pas l'amitié du soldat angélique ou la bonté de sa famille, elle n'arriverait jamais à apprendre à être une bonne chocolatière, elle aurait du suivre Raïm et le reste du groupe. Mais comme l'Ygdraë n'aimait pas cogiter trop longtemps ainsi, elle s'abîmait dans l'étude de la confection des chocolats, s'essayant à toutes les tailles et les couleurs, s'amusant sur les degrés d'amertume du chocolat, préparant les potions qui pourraient intéresser les clients. Il y avait l'inévitable potion d'amour, le nerf de la guerre dans une telle ville, la potion qui donnait bonne haleine, celle qui modifiait la taille de celui qui le mangeait, il y en avait tant qu'Astriid songeait parfois qu'une seule vie n'y suffirait pas. Atae lui rendait parfois visite mais elle restait silencieuse, observant les progrès et la motivation de la rouquine, son visage ne laissant transparaître aucune pensée. Astriid pouvait parler pour deux de toute façon. Que ce soit ses monologues internes qu'elle vocalisait pour faire la part de ses émotions ou simplement pour discuter avec ses abeilles ou se confier à Atae, sa langue était sans cesse en mouvement, ne s'arrêtant que pour lamper une spatule imbibée de chocolat fondu. Elle perdit la notion du temps mais il s'en passa finalement peu jusqu'à ce que l'écho de ses exploits parvienne à ses oreilles. Ce fut en réalité Laurier qui l'apprit avant son apprentie. Le Mage n'était parti que pour quelques jours, le temps de se ressourcer ailleurs et de retrouver l'inspiration pour de nouvelles créations, mais il se sentait coupable de laisser Astriid seule à la boutique. Il avait bien évidemment fermé cette dernière, l'Ygdraë étant encore trop novice pour pouvoir la tenir par elle-même. Mais elle avait trouvé le moyen de se faire connaître malgré tout.

À Caelum, tout le quartier connaissait Astriid. Laurier était un artisan reconnu dans la ville et la nouvelle qu'il avait une apprentie à ses côtés avait transité par le bouche à oreille des amateurs de chocolats et fidèles de son commerce. Aussi, les voisins avaient accepté gracieusement et dans la confiance la plus complète ses chocolats lorsqu'elle avait distribué ses produits à la rue toute entière. Les plus gourmands en firent les frais assez rapidement, mais ce fut uniquement lorsqu'ils parlèrent entre eux, après avoir vu un médecin pour faire disparaître les disgracieux boutons, que les déductions les menèrent sur la piste de leur nouvelle voisine qui semblait ramener une nouvelle plante chez elle chaque jour que Sympan faisait.

Lorsque Laurier pénétra dans sa boutique, l'expression sombre et l'air d'avoir pris dix ans en plus, il se figea sur le perron en entendant l'écho d'Astriid qui chantonnait à tue-tête dans l'arrière-boutique. C'était une chanson en Hyraël dont il ne comprenait pas le moindre mot mais qui lui évoquait les oiseaux et les journées passées au soleil à s'amuser. Mais c'était souvent l'impression qu'Astriid donnait, avec ses cheveux toujours un peu ébouriffés et une saleté logée au coin du nez, la pupille illuminée par l'étincelle d'une joie enfantine, elle avait toujours l'air d'être interrompue en plein milieu d'un jeu particulièrement amusant. Et malgré lui, le brun se laissa attendrir. Comme toujours, des abeilles voletaient autour d'elle, vrombissantes veilleuses qui n'aimaient guère ceux qui s'approchaient de trop près de la rouquine.

Absorbée par une pâte chocolatée qu'elle pétrissait avec toute la force de ses bras maigrichons dont de timides muscles saillaient alors qu'elle avait remonté les manches de son chemisier, un grand sourire s'élargissait en découvrant ses dents et il resta un instant à l'observer. Elle ne l'avait pas entendu arriver, ni aperçu encore, et lui-même cherchait comment aborder le sujet. Il n'était pas simple d'avoir un apprenti et il était trop jeune pour en prendre un. Mais elle avait insisté, tant et si bien qu'il n'avait pu se résoudre à lui dire non. Depuis, étrangement, des pots de fleurs naissaient comme par magie sur les étagères de la boutiques ou dans l'atelier et il régnait désormais sur les locaux une légère odeur florale et de terre en plus de celle chocolatée.

Ce fut lorsque la coupable exécuta une pirouette qu'elle se rendit enfin compte qu'elle n'était plus seule et elle recula en plein milieu de la figure, chancela et bascula sur son postérieur avec un petit cri. La réaction fut quasiment instantanée. Il vit un mouvement, une légère fissure dans l'air puis, trop vite pour qu'il réalise, un éclair de douleur fugace dans le cou. Alors que la sensation disparaissait aussi vite qu'elle était apparue, il la sentie refluer comme une vague, puis comme plusieurs vagues, et à chaque ressac, elle s'étendait sur une surface plus large de son corps, de telle sorte qu'en quelques secondes, Laurier fut incapable d'esquisser le moindre mouvement.

Trop hébétée pour avoir vu quoi que ce soit, Astriid se releva et se passa une main gênée dans les cheveux, déposant par mégarde une longue trace chocolatée dans ses boucles. Laurier voulut l'avertir de faire attention mais sa mâchoire refusa de se décoller. Pendant ce temps, Astriid retrouva l'usage de sa langue, un muscle à la mécanique bien trop huilée et elle se mit à assaillir son mentor sans défense. « Vous êtes déjà de retour, c'est fantastique ! Je n'ai pas vu le temps passer mais vous m'avez manqué ! J'ai des tas et des tas de questions - j'ai tout écrit dans un carnet comme vous m'avez conseillé - et j'ai aussi beaucoup de choses à vous raconter. Je me suis essayée à plusieurs expériences - que j'ai également notées dans un autre carnet mais il se peut que j'ai mélangé les deux par erreur - mais je veux entendre ce que vous avez fait ! Pour être parfaitement honnête, je vous en ai voulu au début de partir sans moi. Je veux moi aussi voir comment on trouve l'inspiration, d'où vous viennent toutes vos idées, où vous allez cueillir certains ingrédients et surtout je crois que voyager me manque. Oh j'adore Caelum bien sûr mais ça reste une ville et au plus profond de moi, je ... »

Impuissant, Laurier l'écoutait pérorer sans pouvoir l'arrêter. Il voulut soupirer mais même ça lui fut interdit. Il n'était pas sûr mais il lui sembla discerner un air goguenard sur l'une des abeilles et il se promit de leur interdire l'accès à la cuisine à l'avenir. Il n'y avait rien d'hygiénique avec des animaux dans un tel lieux. Ruminant en lui-même, il n'écoutait plus que d'une oreille son apprentie.

« ... et moi je ne savais pas que le colorant bleu était fait à partir d'insectes écrasés. Je trouve ça révoltant et je pense que nous devrions plutôt trouver une alternative magique plutôt que d'aller assassiner de pauvres êtres innocents. Certes, je comprends les arguments en faveur mais de toute façon, un chocolat est voué à être mangé non ? Alors qu'importe si le colorant magique ne dure pas aussi longtemps. Et puis, si vous me laissez le temps, je peux écrire à quelques connaissances sur Melohorë pour trouver des plantes qui donneront un colorant magnifique aux préparations. Qu'est-ce que vous en pensez ? » Elle s'interrompit et reprit son souffle en le regardant, l'air interrogateur. « Vous ne dites rien depuis tout à l'heure. Le voyage ne s'est pas bien passé ? Vous voulez peut-être un peu de thé ? Ou que je ramène une chaise ? On pourrait aller s'asseoir chez Phillibert sinon, je crois que c'est encore ouvert à cette heure-ci et - hein ? » Une abeille se promenait près d'elle et elle ouvrit de grands yeux. « Quoi ?! Mais dans combien de temps ? Mais Carnage enfin ! » Laurier n'y comprenait rien mais l'agacement commençait à poindre du museau.

Quelques minutes plus tard, les effets du poison injecté par le dard de Carnage se dissipèrent, mais cela avait été suffisant pour laisser Astriid s'excuser une bonne vingtaine de fois et dès qu'il fut libéré, elle fut aux petits soins avec son mentor, lui fournissant verre d'eau et lui proposant son épaule comme s'il était un vieillard invalide, ce qui ne fit que piquer son ego en alimentant sa colère. « S'il te plaît, arrête de parler. » Soupira-t-il enfin, l'arrête du nez pincée entre deux doigts. « Est-ce que tu as la moindre idée de ce que tu as fait ? » « Je viens de vous l'expliquer, j'ai fait plein de - » « Tu n'as pas goûté au moins un chocolat avant de les offrir à toute la ville ? » « Je... » La bouche d'Astriid s'ouvrit, puis se referma, puis se rouvrit. « Maintenant que vous le dites, ça paraît évident. Mais je n'en ai pas donné à toute la ville. » Corrigea la rouquine qui se raccrochait aux détails en sentant qu'elle s'engageait sur une pente glissante. « Il n'y avait pas assez de chocolats pour ça. » La pente était très savonneuse. « Ils étaient très jolis. Ils étaient ravis. » Elle patinait sévèrement. « Et... Il s'est passé quelque chose de grave ? » Elle ravala son souffle et plaqua ses mains sur sa bouche. « Il y a eu des morts ?! » « Non ! Non, par tous les Ætheri, non. Mais par le ciel, ça aurait pu. Est-ce que tu as la moindre idée de... » Il inspira faiblement et Astriid blêmit un peu plus, incapable d'articuler un mot de plus. « J'ai contacté un médecin avant de venir. Il m'a donné un remède qu'on va aller distribuer à tous tes "clients". Tu vas aussi aller t'excuser en personne et leur assurer que désormais rien de ce qui ne sortira de cet atelier ne sortira sans avoir été validé au préalable pour moi. Ils sont très en colère, il va falloir que tu sois forte et que tu supportes leur colère avec humilité. »

Ils passèrent le reste de la soirée à confectionner les chocolats avec le remède pour les distribuer le soir-même. L'Ygdraë était si occupée et si chamboulée que ce n'est que lorsqu'elle prit le chemin au début de la nuit vers chez elle qu'elle s'arrêta en plein milieu de la rue. « Oh Kitoe... »

Message II | 2569 mots