– Erkan ! s'annonça Dürdane en retrouvant son ami dans la salle commune de leur quartiers. Oh, tu dessines ?
C’était la fin de journée et les Appelés pouvaient profiter d'un temps calme avant le repas du soir. Erkan était affairé sur son carnet de croquis, un fusain en main tandis que la jeune fille revenait des bains. Les vapeurs de cèdres l'avaient prodigieusement détendue et le gommage l'avait décrassé en profondeur. Elle se sentait bien mieux qu'après l’éprouvant cours de l’après-midi qui consistait à apprendre à monter un dromadaire pour la première fois. Sa crise d'angoisse n’était plus qu'un lointain souvenir. Dürdane commençait à avoir l'habitude de refouler ce genre de choses désagréables, tout comme ses cauchemars qu'elle ne souhaitait pas se rappeler au matin.
– Regarde ! lança Erkan, tout aussi joyeux que d'habitude.
Dürdane se pencha sur ce que lui montrait son ami. Les traits étaient assez grossiers mais avec un petit effort d'imagination on arrivait à discerner le visage d'un homme de profil avec une longue barbe hirsute. Il avait la tête penchée vers le bas comme s'il se recueillait humblement et une capuche lui recouvrait le crâne.
– C'est pas mal du tout, Erkan, l'encouragea Dürdane comme elle l'avait toujours fait.
Elle ne pouvait lui faire aucune critique constructives sur la qualité de son dessin pour l'aider à s’améliorer puisqu'elle n'avait aucune sensibilité à l'art. Elle, quand elle dessinait, ça finissait toujours en pâté informe et parfois même en feuilles trouées et en désespoir. Dürdane admirait Erkan et sa patience minutieuse.
– Tu crois que je pourrai trouver un Maître qui serait d'accord pour m'apprendre de meilleurs techniques de dessin ? demanda rêveusement Erkan en étant de nouveau plongé dans ses tracés.
– Peut-être, répondit prudemment Dürdane.
La jeune fille savait que le dessin tenait une place importante dans la vie d'Erkan, elle ne souhaitait donc pas être celle qui briserait ses espoirs, mais d’après elle, il n'y avait pratiquement aucune chance qu'il trouve un Maître dans cet art. Même s'ils étaient bien protégés à Qaixopia, la vie des Humains dans le désert était assez rude, à quel moment quelqu'un se serait spécialisé dans la maîtrise des jolis dessins ? Qu'est-ce que ça lui aurait rapporté ?
– Tu sais, parfois, je rêve que mes œuvres sont exposées et que de nombreuses personnes viennent les admirer. Elles ressortent toutes béates et émerveillées, certaines pleurent même de joie, et je me réveille en me disant que c'est agréable de voir des gens comblés et émus par la beauté de quelque chose.
Dürdane se retint de faire un commentaire désobligeant. Elle aussi, elle aimerait bien avoir ce genre de rêve tout mielleux et dégoulinant de bonheur.
– Tu en penses quoi ? reprit Erkan en voyant que son amie ne réagissait pas.
– Je ne sais pas quoi te dire. Ce n'est qu'un rêve, après tout, répondit Dürdane, maussade.
– Et si ça devenait réalité, alors ! s'exclama gaiement Erkan.
Dürdane connaissait trop bien ce regard chez son ami pour ne pas s'alarmer. Il avait l’œil pétillant de malice comme lorsqu'il proposait de nouvelles choses pour la faire sortir de sa zone de confort. Elle voulut l’empêcher d'aller plus loin dans sa réflexion mais le jeune garçon la devança :
– Je pourrai dessiner à chacune de mes permissions pour avoir assez d’œuvres différentes. Et puis, je ne serai pas obligé d’être le seul artiste à exposer. Oh, mais oui, c'est une bonne idée ça ! Tous les artistes du Royaume de Qaixopia pourraient offrir une œuvre à ce musée. Voire même ceux de tous les Royaumes Humains ! Et les commerçants de Babelsba pourraient les transporter !
Dürdane soupira. Son ami divaguait et finalement, ça serait à elle de lui remettre les pieds sur terre alors qu'elle n'en avait pas envie. Néanmoins, elle savait à quel point dès qu'il avait une idée en tête il ne la lâchait pas.
– Pourquoi faire ?
Cette simple question eu l'air de doucher froidement Erkan mais Dürdane continua malgré tout :
– Qui viendrait visiter cette exposition ? À quoi ça servirait d'investir du temps et de l'argent là dedans ?
Erkan lui répondit que tous les Humains de tous les Royaumes seraient les bienvenues, et lorsque Dürdane lui rétorqua qu'avec les allées et venues incessantes, la ville de Qaixopia risquerait de ne plus rester secrète très longtemps, la discussion s'envenima.
– Mais on n'est pas des foutue Orines ! s'emporta Dürdane. On n'a pas que ça à faire, nous, que d'admirer des choses futiles. Ton idée de musée, c'est un joli rêve, c'est tout. Ça ne fonctionnera jamais en vrai.
Erkan donna l'air d'avoir reçu un coup de poignard en plein cœur. Dürdane y était peut-être allée un peu fort. Ses émotions avaient encore pris le dessus sur sa raison, et elle n'aimait pas ça. Pas du tout. Elle devait absolument mieux se contrôler pour ne pas blesser ceux qu'elle aimait...
– C'est un défi, Dane ? rétorqua immédiatement Erkan. Laisse moi dix ans et tu verras, le musée Jāmanī verra le jour !
Quoi ? Non, non, non... Ce n’était pas ça l'objectif ! paniqua Dürdane. Je le savais que j'aurai rien dû faire, comme d'habitude ! Mais non, il a fallu que j'ouvre ma bouche...
La jeune fille était en train de s'invectiver mentalement tandis qu'Erkan continuait :
– Hum, premier objectif : réunir des fonds pour ensuite pouvoir trouver un lieu d'exposition. Il faudra aussi que je me fasse connaître en tant que dessinateur, puis je vais devoir voyager pour trouver d'autres artistes... Facile !
– Tout ça en faisant ton Askeri et ensuite en t'engageant dans l'Āramī ? T'es trop optimiste, Erkan.
Mais le jeune garçon ne l’écoutait plus vraiment, il balaya sa phrase d'un geste avant de reprendre :
– Et je sais comment rendre ce défi encore plus intéressant ! Puisque tu as l'air de vouloir me dissuader, je te propose que si j’échoue, tu pourras me demander, une fois, n'importe quelle faveur à n'importe quel moment ! Mais si je réussi, tu deviendras guide pour mon musée pendant un an !
C'est de pire en pire, se dit Dürdane. S'il en est au point de parier sur sa réussite ou non, il s'obstinera dans son idée...
Dürdane, vaincue, accepta le pari. Elle imaginait ne plus avoir le choix puisque c’était en essayant de le faire renoncer à son projet qu'elle l'avait poussé encore plus à le réaliser.
– Qu'Isemli nous en soit témoin ! pria Erkan en serrant la main de Dürdane, mettant ainsi fin à la discussion.
Les deux jeunes gens se séparèrent pour la fin de leur temps calme. Dürdane alla ruminer dans sa chambre ce qu'il venait de se passer. Ce n’était pas la première fois que la conversation lui échappait ainsi. Elle voulait bien faire mais à chaque fois elle échouait lamentablement. Autant ne rien essayer dans ce cas.
La cantine des Appelés était davantage remplit le soir, entre ceux qui rentraient de leur mission du jour à l’extérieur et ceux qui préférait sauter le repas du midi pour réviser ou faire leurs devoirs. Erkan et Dürdane durent donc partager leur table avec Illi, qui était connue pour sa propension à faire des bêtises et à rendre fous les professeurs, et deux autres Appelés de leur classe.
– Au fait, vous avez entendu la nouvelle du jour ? demanda Illi à la tablée pour faire la conversation. (Tous lui répondirent par la négative en secouant la tête.) Eh bien, il paraît qu'il va y avoir un duel judiciaire demain sur la place Nin Lashgari ! Un vrai duel judiciaire, vous vous rendez compte ?!
En effet, Dürdane se rendait compte de l’étrangeté de la situation. Cela faisait des années que la justice n'avait pas été rendue par un duel à Qaixopia. C’était principalement dû au fait que la criminalité avait drastiquement baissée depuis le renforcement de la Garde.
– Qu'est-ce qui s'est passé ? interrogea Erkan, soudainement curieux. Si c'est un duel, ça doit être davantage qu'un simple vol...
Dürdane, comme à son habitude, ne se préoccupait pas vraiment des affaires des autres. Elle partait du principe que c’était leurs problèmes, pas les siens. Mais Erkan, lui, semblait s'y intéresser grandement, vu le visage crispé par la réflexion qu'il arborait. Dürdane vit presque ses méninges s'activer sous son crâne.
– Aucune idée, mais on en saura plus demain soir, répondit Illi.
Pourquoi j'ai encore voulu faire plaisir à Erkan ? pensa Dürdane en se faisant bousculer de toute part en essayant de suivre son ami.
Il était dix-neuf heures et ils se dirigeaient vers le centre de la place Nin Lashgari afin d'assister au duel judiciaire dont avait parlé Illi, la veille.
L'endroit était bondé, la rumeur du duel avait fait son chemin et nombreux souhaitaient y assister.
Par elle ne savait quel miracle, Dürdane parvint avec Erkan tout proche de l’arène. Il s'agissait d'un grand carré délimité par des cordes au sol. Un magistrat en tenue officielle se tenait au centre et clama d'une voix forte :
– Le duel judiciaire opposant Immas Boualem et le chien Easif, à la demande du Magistrat Sylia va débuter. Veuillez vous éloigner de la zone de combat.
– Un chien ? s’interrogea vivement Erkan.
Il ne semblait pas être le seul à se demander pourquoi un animal participait à un duel judiciaire, cela n'avait aucun sens, en effet.
Un homme bien bâti se présenta, sans arme, dans un coin de l’arène, tandis que de l'autre côté, un chien haut sur patte et tout en longueur était tenu en laisse, il grognait et montrait les crocs. Dürdane frissonna, elle n’appréciait vraiment pas ces bêtes-là. Elle les trouvait idiotes et imprévisibles et en plus, elles bavaient tout le temps, c’était répugnant !
– Messieurs, que le duel commence, annonça le magistrat lorsqu'il fut en sécurité de l'autre côté des cordes.
Le chien, à peine libérer, se précipita sur l'homme qui tenta de lui donner un coup de poing sur la truffe. Le combat s’enchaîna et pendant quelques minutes aucun des deux protagonistes ne réussit à prendre le dessus. Jusqu'à ce que le chien parvienne à prendre l'homme à la gorge. Ce dernier tomba au sol, il hurlait et se débattait alors que les crocs du chien lui entaillaient la peau.
– D'accord, d'accord ! C'est moi qui ai tué Bakku Djabali ! Enlevez moi ce chien, pitié !
– Easif, au pied ! intima l'homme qui le tenait précédemment en laisse.
Le chien s’arrêta net et alla s'asseoir aux pieds de l'Humain qui le félicita.
– Le duel est terminé. Immas Boualem est reconnu coupable du meurtre de Bakku Djabali ! déclara le magistrat. Gardes, emmenez-le en prison, le temps que nous statuions sur sa peine !
– De ce que j'ai compris, c'était le chien de la victime et il a assisté au meurtre. Lorsque le Magistrat Sylia, qui les connaissait, s'est rendu compte du changement de comportement de la bête vis à vis de Boualem, il a ordonné ce duel en se disant qu'il y avait forcément un problème ! C'est une histoire tellement incroyable ! s'exclama Erkan lors du repas du soir.
Ils étaient de retour à la caserne après cet étrange duel judiciaire. L’intérêt de Dürdane avait quelque peu été réveillé mais pas au point d'Erkan qui avait ensuite parcouru la ville pour poser des questions et se renseigner. C'est ainsi qu'il était en mesure de lui livrer toute l'histoire.
