C

’est à devenir chèvre

La nuit brillait. Des bêlements puissants rompaient la quiétude du moment. Priam, assis dans la grange, regardait faire sa chèvre. Luuna était étendue sur le côté. Sa respiration, forte, soulevait ses côtes. Ou peut-être étaient-ce les spasmes qui agitaient son ventre. La lumière d’une lanterne jetait des éclats fauves sur le pelage brun du caprin. Le labeur avait commencé quelques minutes plus tôt. Il regrettait de ne jamais avoir développé de pouvoir de soin, car il imaginait la sensation douloureuse qui pourfendait l’animal. Il ne la quittait pas des yeux et ne pouvait pas s’empêcher de grimacer par intermittence. Ce n’était pas du dégoût – il n’avait que faire du sang, du placenta ou des excréments – mais de l’empathie. Il restait à distance raisonnable, désireux de lui accorder la tranquillité dont elle avait besoin pour mettre bas. « Ça va aller, ma belle. » souffla-t-il en réponse à un autre bêlement déchirant. « Je vois les onglons. » Les deux pieds du chevreau sortaient de la vulve de la Luuna, qui continuait à pousser. Elle se releva. Campée sur ses pattes, elle poursuivait son travail. Le fils de Réprouvés ne bougeait pas : elle s’en sortait très bien. La chèvre se recoucha, de l’autre côté cette fois. Après trois autres longues minutes, la tête apparue, puis tout le petit fut expulsé du corps de sa mère. Aussitôt, Priam se leva et s’approcha. Rentrant sa main dans sa manche, il essuya, grâce au tissu, le museau du chevreau. Celui-ci était recouvert de placenta et de liquide, ce qui l’empêchait de respirer. La bête, pendant ce temps, léchait son corps pour le réchauffer et manger la membrane qui avait entouré son petit. Sa tâche accomplie, le brun retourna contre le mur. Il ne quitta pas la pièce, d’abord parce qu’il avait prévu de passer la nuit ici – juste au cas où –, ensuite parce qu’il ignorait si ce bébé était le seul de la portée – en général, il y en avait deux.

Il ne fut pas déçu : quelques instants plus tard, Luuna se recouchait et recommençait à bêler. Son chevreau se pressait contre elle. Son pelage noir et blanc luisait à la flamme de la bougie, encore humide du fluide contenu dans le placenta. Quelques minutes plus tard, un deuxième bébé émergeait des entrailles de la chèvre, entièrement noir. Une nouvelle fois, Priam vérifia qu’il était bien capable de respirer seul, puis s’écarta. Il passa par-dessus la barrière qu’il avait posée afin de séparer la mère et ses petits du reste de la troupe. Attrapant une fourche posée contre une cloison, il entreprit de défaire de la paille pour la déposer dans le petit box, afin de le rendre encore plus chaud et douillet. Les autres chèvres ne dormaient pas. Elles jetaient des coups d’œil curieux à la scène qui se déroulait, mais gardaient leurs distances. Il leur remit un peu de foin, ainsi qu’à Yuuvon, qui somnolait. Enfin, l’Ange se pencha au-dessus de Luuna, et caressa sa mince encolure avec un sourire tendre. « Bien joué, ma grande. » Elle léchait toujours ses deux rejetons, qui se pressaient pour la téter. Il sourit, ravi que tout se fût bien passé, puis quitta la stalle et rejoignit son matelas de fortune : un tas de paille, sur lequel il avait jeté en boule une couverture. Il s’en recouvrit et, fier de ces premières naissances, s’endormit.

Papa, Maman,

J’espère que vous allez bien et surtout que Ahkrin vous plaît. C’est mon premier chevreau né. Il a une sœur, que j’aurais aimé appeler Laëth, mais puisque je crois qu’elle m’aurait tué en l’apprenant, j’ai préféré la nommer Bruniik. En soi, ce mot définit bien Laëth aussi, je pense. Ils ont tous les deux grandis étonnamment vite et n’ont déjà plus besoin de leur mère. Je garde Bruniik pour le moment, je ne sais pas trop ce que je vais en faire. Peut-être que je la vendrai plus tard. Je tenais à vous offrir Ahkrin pour… ça ne compense pas la perte de Yuvon, mais disons que c’est déjà ça. Je ne sais pas s’il développera d’autres pouvoirs : pour l’instant, j’ai remarqué que sa salive soigne les blessures. C’est toujours utile.

Aux Jardins, tout se passe bien. Je ne sais pas si Laëth a eu le temps de vous prévenir – elle était plutôt débordée, ces derniers temps – mais elle est partie en expédition avec d’autres Anges – et des Humains, des Ygdraës et des Magiciens, si je me rappelle bien – pour trouver d’autres terres habitables. J’ai régulièrement de ses nouvelles : tout semble se dérouler pour le mieux.

Dans l’attente de vos nouvelles, je vous embrasse fort,

Priam

Il avait tout prévu : il glisserait la lettre, rédigée en Zul’Dov, dans le collier de l’animal, sur lequel était gravé son nom et son transport se ferait dans les meilleures conditions. Malheureusement, des paramètres lui échapperaient, comme les voleurs de grands chemins qui attaqueraient le convoi : Ahkrin fuirait et trouverait refuge auprès d’une jeune sorcière.