Le lever de soleil était radieux. Quotidiennement, Kewanee portait un regard humble et émerveillé sur la vie qui reprenait son cours, jour après jour, quel que soit l'endroit. Elle se levait spécialement juste avant l'aube pour admirer les couleurs, sentir la rosée du matin contre ses pieds et jambes, observait l'astre brûlant prendre son envol. Alors que les premiers rayons s'appropriait la terre, elle chantait trois prières pour Edel, les mêmes depuis toute petite. C'était sa mère qui lui avait appris les paroles, transmises de génération en génération. Elle chantait. Et enfin, elle pouvait commencer sa journée.

Aujourd'hui n'était pas une journée comme les autres. Un rêve avait troublé sa nuit et ses prières s'en retrouvèrent rallongées. Elle cherchait à comprendre la réelle signification de cette apparition, comprit qu'elle avait quelque chose à faire, une mission, une quête qu'on lui avait donné à elle pour d'obscures raisons. Alors sans plus attendre elle laissa le soleil là où il était, s'habilla simplement d'une tunique violette, rajouta quelques plumes, des lignes roses et vertes sur sa peau et ficela son sac pour partir. Lui avait-on réellement donné le don d'insuffler la Vie ? Un frisson descendit le long de son échine à cette pensée. Dans ce cas quelles femmes devait-elle choisir ? Le cœur battant, elle marcha pour s'éloigner de son campement, vagabondant dans les terres d'émeraude, se laissant aller là où ses pieds voudraient bien marcher. Elle n'avait pas besoin de réfléchir et se força à réprimer toute question. Ce n'était pas à elle de choisir mais à Edel. Il fallait qu'elle se laisse guider, à l'instinct.

Voyager n'était pas chose facile en ces temps houleux. Après trois jours passés à marcher principalement, et à éviter les groupes de voyageurs qui lui semblaient hostiles, elle rejoignit avec soulagement une caravane qui traversait les terres. C'était des fuyards principalement, des personnes chassées pour avoir cru aux Aetheri, qui cherchait refuge loin de leurs maisons natales. Il y avait des familles, des vagabonds, des guerriers qui allaient et venaient. Elle y rencontra une sorcière aux cheveux de feu, du nom de Cybelia. C'était une jeune femme forte et déterminée, un peu comme elle à vrai dire. Sur cette même longueur d'onde et ces points communs, la chamane se lia d'amitié avec elle au fil des jours. C'était une amitié passagère, forgée par le besoin de survivre, de s'entre-aider, quelque chose qui ne durera peut-être pas longtemps. Mais cela lui importait peu. Elle ressentit le besoin d'utiliser son Don, hésita. Comment était-elle censée procéder ? Par la simple pensée ? Ou bien y avait-il un geste précis à faire ? Comment savoir ?

Rongée par l'hésitation, Kewanee laissa filer encore un jour. Elle aidait si nécessaire la caravane à dresser son camps, soigner les blessés, distribuer la nourriture, faire du feu, aller chercher du bois et de l'eau, offrir du réconfort -même si ce n'était pas son point fort-, les besoins ne manquaient pas. Alord qu'elle coupait du bois, elle vit quelques mètres plus loin Cybelia tomber et se précipita vers elle pour l'aider à se relever. "Fais attention. La Vie est un bien précieux..." murmura-t-elle en posant machinalement une main sur le ventre de la sorcière. Elle sourit -un peu froidement car c'était dans sa nature- et retira sa main pour la regarder quelques secondes. Elle espérait sincèrement que Cybelia sera une mère aimante et protectrice.

La caravane continua sa route jusqu'à atteindre les rives de l'océan. Certains prirent des bateaux et les laissèrent ici. Kewanee décida de quitter la caravane. Elle dit adieu à Cybelia et se dirigea le long des côtes, sur la plage. Plusieurs heures plus tard, la nuit tombait. Le chamane s'installa un maigre camp, écouta le son des vagues contre le sable, regarda la lune se lever. Contrairement à Devaraj, elle préférait voir le soleil, sentir ses rayons contre sa peau dénudée. Elle frissonna, entoura ses épaules d'une maigre couverture quand elle vit soudainement une autre personne marcher sur la plage, un peu plus bas. Par prudence elle s'empara du seul couteau qu'elle avait et attendit, un peu anxieuse.

Elle n'était pas apte à se défendre. Son expérience en combats et batailles se résumait à ce qu'elle avait vécu en accompagnant Devaraj et contrairement au chaman, elle ne disposait pas d'esprit compagnon à portée de main. Elle devra prendre le temps d'en trouver un, dans les prochains mois peut-être. Mais en attendant, c'était entièrement seule, dans les bonnes mains d'Edel qu'elle partait voyage. Mal à l'aise, elle serra le manche du couteau. L'inconnue était une jeune femme, enfin elle en avait l'air, de loin. Cela ne rassura pas pour autant la chamane. Cela dit l'individu bifurqua un peu pour aller marcher dans l'eau, les vagues frottant sur ses pieds. Elle ne dégageait aucune agressivité. Se sentant un peu stupide, Kewanee reposa l'arme et remit ses bras sur ses genoux, attendant patiemment, étrangement fascinée par la silhouette élégante et gracieuse qui continuer d'arpenter la plage.

Plusieurs minutes plus tard, la jeune femme se rapprocha enfin. Avant d'accepter totalement de partager son campement pour la nuit, Kewanee voulu s'assurer que la nouvelle venue n'était pas complétement hostile aux Aetheri -comme ceux qui cherchait à assassiner tout croyants- , ni ne chercherait à lui couper la gorge pendant son sommeil. Elle voulait simplement discuter avec la personne, un petit peu. Persuadée d'être protégée par Edel, la chamane ne craignait pas le mensonge. Cela ne l'empêchait cependant pas de rester prudente et de prendre du temps pour réfléchir avant chaque décision. Elle n'aimait pas se précipiter. Alors elle se leva pour remettre une bouche dans le feu, offrir une couverture à sa compagne, ainsi qu'un bol chaud de soupe. C'était tout ce dont elle disposait. Après quoi, les deux femmes discutèrent pendant de nombreuses minutes.

Son nom -ou surnom- était Lili. C'était une sirène, peuple que Kewanee connaissait très peu. Elle ne savait du monde extérieur que ce qu'elle avait vu avec sa tribu ou ce que Devaraj lui avait montré après. Mais c'était toujours assez peu. Cela l'agaçait d'avoir autant de lacunes. Elle s'en sentait inutile. Alors pour y remédier, elle demanda à Lili de lui parler des sirènes, de leurs cultures. Son but n'était pas de découvrir les petits secrets dont personne ne veut parler. Non, elle voulait simplement connaître les généralités, les banalités accessibles à n'importe qui avec un minimum de curiosité et recherche. Et puis parfois, on préfère parler de son peuple plutôt que de soi-même.

Les heures passèrent. Le feu s'éteignait petit à petit. Finalement, Kewanee échangea beaucoup de points de vus avec la sirène. Elle apprit de nouvelles choses, ce qui lui fit plaisir. En ces temps de guerre, c'était rare de partager une soirée comme celle-ci, à la belle étoile sur une plage de sable fin, loin de tout, des horreurs, des misères, des injustices causées par la folie des hommes. Kewanee n'avait pas le même goût que Devaraj pour la violence. Elle détestait quand tout n'était pas calme, carré, bien cadré. Alors elle partagea ses doutes et ses propres questionnements, parla de choses qu'elle ne pouvait pas évoquer avec le chaman sous peine de le froisser et le décevoir. Qui menait réellement cette guerre ? Et surtout comment finira-t-elle ? Elle avait peur, pour les siens. C'était une sorte d'instinct maternel qui la poussait à réfléchir un peu trop, s'imaginer le pire.

Elles dormirent côte à côte, sous un ciel brillant d'étoiles. La lune montait haut dans le ciel. Kewanee chanta trois prières. Elles étaient différentes de celle du matin. Il y en avait une pour l'Aether de la Mort, que Devaraj lui avait apprise, et deux autres plus générales, qui demandaient protection et conseil pour la nuit. Car c'était toujours dans les rêves nocturnes que les Aetheri venaient leur faire part de leur désir et leur sagesse. Mais cette nuit-là son sommeil fut lourd et vite d'apparitions divines. Le voyage l'avait fatigué plus que son corps ne pouvait le supporter. Elle se retourna sur le dos, posa inconsciemment sa main sur le ventre de sa camarade et continua sa nuit. Au petit matin il n'y avait plus aucune trace de la sirène.

Son instinct fut de suivre le rivage de la plage. Elle s'y connaissait très peu en géographie et n'avait aucune idée de l'endroit où l'avait largué la caravane. La seule chose certaine, c'était que l'étendue bleue devant elle se nommait l'Océan, une entité dont tout les contes parlaient mais qu'elle n'avait jamais pu voir en vrai. Les villages de pécheurs étaient souvent pauvres et déchirés par la guerre. Elle évitait absolument d'y rester trop longtemps et ne s'y rendait que pour acheter de la nourriture avec ce qu'il lui restait comme argent. C'est dans un des étalages de légumes sur la place principale, qu'elle rencontra une autre femme au teint halé, encore une sorcière, qui avait l'air autant affamée et pas plus riche. Hésitant quelques secondes, elle lui proposa d'unir leurs deux sommes pour acheter de quoi survivre pendant plusieurs jours. De toute évidence cette femme était de passage elle-aussi. Kewanee craignait un peu de continuer son voyage seule. Et puis si elle avait l'occasion de porter aide à plus démuni qu'elle, la chamane ne refusait pas.

Elles achetèrent donc des légumes, des fruits secs et du poison séché. Kewanee dépensa ses dernières économie dans la grimace. Elle ne savait pas combien de temps son voyage allait encore durer et ne souhaitait pas s'affaiblir avec la famine. Dans le brouhaha de la place, elle entendit néanmoins le nom d'une certaine ville un peu plus en amont dans les terres, Libertas. Selon les dires, c'était une sorte d'ancien temple reconverti en sanctuaire pour les miséreux. Kewanee se mit à penser que ce serait peut-être un refuge idéal. Elle n'en savait rien, peut-être que ce lieu aussi était ensanglanté par la guerre. Mais cela valait le coup d'essayer. Elle avait besoin d'atteindre un lieu paisible pour refaire ses provisions et se reposer un instant avant de repartir, chez elle ou ailleurs. Alors elle demanda la direction plus précise pour se rendre à Libertas et ressortit du village accompagnée de sa nouvelle compagne de voyage.

Elle s'appelait Soma et venait du Continent du Matin Calme, qui était d'ailleurs en train de sombrer sous l'eau d'après les rumeurs que colportaient les villageois et pécheurs. Les deux femmes se trouvèrent le point commun d'avoir eu jusque là une vie très simple et dénuée d'ornementations héroïques ou dramatiques. Elles marchèrent pendant cinq jours, après quoi leurs marches se séparèrent. "Fais attention à toi..." Il faut dire que les traces de massacres religieux avaient été nombreuses sur la route, pour leur rappeler qu'elles feraient mieux d'être prudentes. Kewanee aurait préféré que Soma vienne avec elle à Libertas, mais elle ne pouvait pas la forcer à faire quoique ce soit. Alors elle posa ses deux mains sur son épaule et l'embrassa légèrement sur la joue en souriant. Au bout de la troisième fois, la chamane était presque certaine de pouvoir savoir quand est-ce-que son don agissait ou pas. Soma aura un enfant.

Trois jours plus tard, Kewanee estimait être assez proche de Libertas. Elle espérait ne pas s'être trompé de chemin, car elle doutait pouvoir tenir plus longtemps. Elle n'avait mangé que des herbes ou des baies, ainsi qu'un maigre poisson durement attrapé dans une rivière. Pour couronner le tout, un stupide hérétique lui avait profondément entaillé le bras lorsqu'elle était allée quémander de l'eau potable dans une ferme. Elle avait fui rapidement, évitant tout village ou autre habitation depuis. Le sang s'était arrêté de couler grâce au garrot qu'elle s'était fait, mais la blessure risquait probablement de s'infecter si elle ne faisait rien d'autre pour se soigner. Un peu affolée, elle marchait le plus vite possible dans un rictus de douleur.

Harassée, elle cru enfin arriver aux portes du sanctuaire et s'écroula dans les bras du premier venu, une ange lui semblait-il. Elle dormit pendant plusieurs heures. lorsqu'elle se réveilla, la même ange se tenait à son chevet. Surprise et soulagée à la fois, Kewanee accepta de manger ce qu'on lui donna. On lui avait soigné sa blessure entre temps. C'était rassurant de savoir qu'elle était avec des personnes qui ne lui seront pas hostiles pour sa nature ou ses croyances. "Merci.." dit-elle enfin avec un sourire tremblant. Elle s'arrêta et dévisagea
l'ange pendant un court instant. "Vous êtes très belle..." murmura-t-elle, tendant la main pour effleurer sa joue.

Kewanee se reposa à Libertas pendant plus de deux semaines. La douleur dans son bras était toujours présente et elle n'en avait toujours pas récupérer l'usage complet, mais elle se soigna petit à petit. Cela ne l'empêcha pas d'aller participer à la vie communautaire quand elle fut assez reposée pour mettre en pied hors de son lit. Elle ne supportait de toute façon pas de rester inactive, quelque soit la situation. Il fallait qu'elle fasse un travail avec ses mains, n'importe quoi. Elle aimait ce genre de vie, simple, parfois dure et fatigante. C'est dans ce sanctuaire qu'elle rencontra à nouveau une autre femme, Luxariell une magicienne. Malgré sa réticence à cohabiter avec des "chiens de Sympan" comme le disait si bien Devaraj, Kewanee accepta de faire connaissance. Quelque part, elle avait espoir que Luxa retrouve le bon chemin, quand son enfant sera né.

Ce n'est que quand le besoin de repartir se fit ressentir, qu'elle demanda une petite portion de nourriture pour quelques jours. Par prudence, elle choisit des habits ternes et banals et abandonna toute parure. Mieux valait ressembler à une femme quelconque, pauvre vagabonde. Ses plumes colorées, même si elle n'en avait que deux ou trois, lui avaient bien valu un coup de couteau à l'allée.... Quittant Libertas, la chamane évita à nouveau les routes communes, les fermes et les villages. Lorsqu'elle eut épuisé toutes ses provisions, elle se décida enfin à rejoindre une grosse bourgade, se faufilant discrètement parmi les habitants. Elle avait entendu parler de pendaison publique pour ceux qui n'étaient pas du même camp religieux et n'avait guère envie de se faire remarquer. Pour retrouver de quoi se payer à manger, elle devrait peut-être se trouver un travail pour quelques jours, pour se refaire de l'argent. Alors elle fit le tour des auberges et finit par trouver une place de remplacement en commis de cuisine avec une loge pour dormir au dernier étage. Trois jours après, on avait plus besoin d'elle aux cuisines. Elle changea donc d'établissement pour faire serveuse, estimant qu'il lui faudrait une plus grosse somme si elle voulait s'acheter une petite arme en plus de la nourriture. Si possible, Kewanee espérait trouver un objet plus efficace que son maigre poignard  amoché.

C'est en distribuant les plats des clients aux différentes tables qu'elle aperçut une nouvelle arrivante, qui n'était de toute évidence pas d'ici. La jeune femme ressemblait à une poupée de glace, son teint de porcelaine et ses yeux bleus perçants avaient quelque chose d'inhabituel. Elle s'arrêta un instant pour la dévisager, puis repartit, le travail l'appelant. Lorsqu'elle eut l'occasion de revenir dans ce coin-là de la salle, elle s'aperçut que d'autres personnes avait rejoint la table de la demoiselle. Trois hommes, de toute évidence, les habitués du comptoir, qui posaient sur elle des regards lourds de sous-entendus accompagnés de questions indiscrètes et un peu trop crues. Fronçant les sourcils, Kewanee hésita. Ce n'était pas ses affaires après tout. Mais elle finit par céder, trouvant que c'était désagréable de savoir qu'une partie des clients, même infime, soit dérangée. "Voici votre civet." dit-elle en se plantant devant la table, déposant le plat devant la femme. Elle se tourna vers les trois hommes. "Vous avez un problème avec notre cliente ?" Son sourire poli n'avait rien d'aimable. "Il me semble qu'elle n'a pas demandé à être accompagnée. Si vous voulez de la compagnie, il y a un bordel de l'autre côté de la rue, ou encore, vos femmes qui vous attendent chez vous." Elle s'inclina poliment et disparut pour servir d'autres tables. Quand elle revint pour donner à boire, la jeune femme était à nouveau seule. "Vous avez bien mangé ?" Souriant maigrement, elle posa sa main sur son épaule. "Ne vous laissez pas faire à l'avenir." Surtout quand votre fils serait né. pensa-t-elle en entrant dans la cuisine pour terminer son service.

A la fin de la semaine, Kewanee s'acheta une hache, pour la bonne raison que c'était un outil multitâche, permettant de couper du bois pour la nuit et de défoncer les crânes ennemis. C'était efficace et toujours utile, parfait pour elle. La chamane prit aussi de la viande séchée en quantité suffisante et ressortit de la bourgade. Il fallait qu'elle retrouve son campement dans les prairies. Alors elle marcha à nouveau, évitant tout autre voyageur. Elle en croisa malgré-elle quelques-uns, des magiciens, mais qui n'avaient rien d'agressif. Il y avait même une femme parmi-eux, sur laquelle Kewanee utilisa son don, ignorant tout de la réelle identité de sa victime. Quelques jours de marche plus tard, elle retrouva l'endroit voulu, caché dans un petit bois, au milieu d'une clairière. Elle fouilla dans l'herbe, là où elle avait enterré le reste de ses biens, retrouva des pots de pigments et d'autres plumes. Tout en chantant pour Edel, elle se peignit le visage et remit sa coiffure. Sa mission était terminée.