Il était une fois, dans une contrée fort lointaine que l'on appelait le Continent Dévasté, l'histoire d'une très vieille sorcière acariâtre et ridée que l'on appelait la Méchante Sorcière, tout aussi connue sous la domination de Bagaya Eternam. L'ancêtre, fraîchement libérée de son vieux livre de Contes, qui était jusqu'alors précieusement gardé à la bibliothèque des Parchemins du Temps, s'était récemment lancée dans l'accomplissement d'une mission qu'elle considérait comme divine, et qu'elle n'avait malheureusement jamais eu le temps de mener à son terme. Nous voulons bien sûr parler ici du but suprême de tout sorcier, cette réparation d'une grossière erreur du passé, l'extermination pure et simple de ces choses, que disons-nous, ces abominations que l'on appelait des "élémentals"; et que les mages de magie bleue et noire avaient un jour eu l'indécence de créer ! Rassurez-vous, Bagaya est probablement l'une des rares sorcières à s'être donné pour quête, dans son existence pitoyable, de déclencher un génocide chez ce peuple qui n'a rien demandé à personne. Et peut-être par chance, me direz-vous, elle est également loin d'avoir la puissance magique nécessaire pour parvenir à ses fins… puisqu'un objet magique, tout de cuir et de papier vêtu, semble lui avoir dérober tous ses pouvoirs et sa vitalité d'antan.

Quoi qu'il en soit, têtu, sans peur et arrogante comme elle l'était, la vieille femme avait décidé en ce jour de venir rendre une petite visite à ces futurs martyrs, et à la capitale qui plus est. Et puisqu'elle était maintenant capable de se téléporter, – ce qui est plutôt pratique lorsqu'en temps normal, trois pas alignés gauchement l'un devant l'autre vous demande un effort surhumain et vous prends bien dix minutes – la mocheté se rendit directement sur l'île de ceux qu'elle nommait des sorts ratés, et sans passer par la case départ ni toucher ses quatre-cent pièces d'or. C'est donc accompagnée de Lili, sa merveilleuse petite compagne âgée de huit ans, aux adorables boucles blondes et magnifiques yeux bleues, qu'elle débarqua dans une ville où régnait en temps normal l'agitation et la bonne humeur. Et qu'elle se prit une tomate tout pourrit dans la tête, juste au coin de la tempe. « Yeah ! Dix points pour moi ! Dans ta face la vieille ! » Un jeune garçon venait de réaliser son méfait à l'aise d'un astucieux assemblage de bois et de résine élastique, et tirait à présent sa langue en direction de Bagaya. Et si Lili riait à ne plus pouvoir s'en arrêter – que voulez-vous, elle adorait les farces et n'avait pas peur des réactions de sa chère Mamie – ce n'était absolument pas le cas de l'Eternam, qui voyait rouge vif. « Sale mouflet ! Prends ça dans ta pomme, erreur de la magie ! » Et sortilège noire de son Lux in Tenebris et Maledicendum frappa le pauvre gamin qui se retrouva soudainement affublé d'une langue qui avait doublé, voir triplé de volume. Il tenta d'hurler, bien que son appendice l'en empêchait, et partit en courant, agitant ses petits bras en l'air, terrorisé. Et Bagaya se mit enfin à rire, essuyant les restes du fruit étalé sur sa joue, ravie que sa journée commence aussi bien.

« Tu zieute bécasse ? C'pour ça qu'on pô pas leur fêre confiance à c'te marmaille. Tous des fiottes. » Son large sourire malsain s'étendit sur son visage, ne le rendant que plus laid encore que ce qu'il était déjà à l'accoutumé. « Moi j'ai trouvé ça plutôt drôle ! Mais Mère Grand, tu ne m'avais pas dit qu'il y avait pleins de Ratés ici ? A part l'enfant, j'ai encore vue personne moi ! » Interloquée par la constatation de son garde du corps – oui, elle ne se formalisa pas de sa remarque, Bagaya était peut-être une horrible vieille femme décrépie, mais elle savait que réprimander un enfant de rire, c'était comme vouloir empêcher un oiseau de voler. Stupide et inutile. – la mamie rajusta ses lunettes, plissa ses petits yeux cernés, tendis son oreille au tympan probablement moisis et se tint immobile, attentive. Et ce ne fut qu'après d'interminables minutes, que passa Lili à jouer à la marelle, qu'elle se rendit effectivement compte que quelque chose n'allait pas. Mais pas du tout. Car à part des cris de marmots, des jouets lancés à toute berzingue, il n'y avait aucune trace de ceux qu'elle voulait exterminer en premier, de ceux qu'elle était venue observer pour mieux se préparer à l'attaque… Les adultes. Et une seule question émergea dans son esprit… quelqu'un serait-il passé avant elle et aurait réussis ce tour de force ? Si tel était le cas, elle se devait vivement de le retrouver, et de le remercier.

776 mots

Un bâillement ; puis un autre, et un mouvement de mâchoire paresseux qui n’avait rien à envier aux ruminements d’un bovidé. Sans le savoir, les habitants d’Æden profitaient alors de quelques secondes de répit supplémentaires, avant que la jeune femme ne recouvre pleinement ses capacités motrices et locutrices. Jil émit un bruit de bouche satisfait et, le pas encore chancelant, se leva pour marcher jusqu’à la fenêtre. Voilà une dizaine de jours qu’elle avait rejoint sa cité natale, pour fuir quelques temps le monde hostile. À vrai dire, elle y avait bien été contrainte, après avoir failli déclencher un incident diplomatique en Avalon ; la faute à son impulsivité. Toujours est-il qu’on lui avait conseillé – plus ou moins fortement d’ailleurs – de se garder éloignée des terres habitées ou contrôlées par les Chamans, et préférer un endroit où elle serait moins susceptible d’être égorgée et jetée dans un fossé. La capitale des Élémentals lui avait alors paru être un bon choix, et elle était partie séance tenante, bottes aux pieds, cheveux au vent et sac sur les épaules. D’ici quelques mois, elle retournerait dans son appartement de la ville Déchue, et tout rentrerait dans l’ordre. Du moins elle en était persuadée. Un déclic, et elle ouvrit largement la fenêtre, inspirant à plein poumon l’air pur et familier. Combien d’années avait-elle passé dans ces rues, sans jamais prêter attention au reste du monde ? Pas assez pour se lasser de l’atmosphère qui y régnait, sereine, pleine de vie et d’activité. Lorsqu’elle venait ici, elle sentait presque son cœur s’apaiser et ses pensées se dénouer pour couler plus calmement. Elle ferma une seconde les yeux, inspira de nouveau, profita de l’instant. Oui ; ici elle pouvait se sentir calme. Ici elle pouvait réfléchir sans s’emmêler les pinceaux, vivre enfin à vitesse normale. « Ha ha ha ! La Dame elle est à poil ! ». Jil écarquilla les yeux, et chercha du regard le gamin qui avait crié triomphalement sa découverte à toute la rue. Puis d’un même mouvement, elle baissa la tête pour constater qu’effectivement, elle avait oublié de se couvrir d’un vêtement, laissant la joie à tout le quartier de contempler sa poitrine modeste. Un réflexe la fit plaquer ses bras contre son corps, en reculant à toute vitesse : « Kya ! -gzt- ». Un soubresaut la parcouru, une étincelle orangée remonta de son pied jusqu’au bout de ses mèches cuivrées, et l’instant d’après, elle chutait en arrière, raide comme une planche.

Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, elle sentit d’abord le sol gelé, puis la douleur à l’arrière de son crâne. « Beuh… ». L’Élémentale s’assit sur le sol, les cheveux dans un état épouvantable, encore grésillant d’électricité statique, et grimaça. Ce n’était peut-être qu’une impression finalement ; la ville n’empêchait en rien ses crises de se produire, et ne la rendait pas moins gaffeuse que d’ordinaire. Frissonnante, elle attrapa de quoi se vêtir et alla refermer la fenêtre, tout en s’assurant discrètement que personne ne l’observait. Personne. Elle avait dû rester au sol un certain temps. Elle fit une courte moue, avant de jeter un œil au ciel, encore dégagé et bleu comme l’océan. La journée n’était pas finie, et cela lui redonna le sourire. Guillerette, elle sortit en trombe de l’auberge, saluant au passage une fillette assise sur le comptoir, ne lui laissant pas le temps de répondre avant de rejoindre la rue. De là, elle s’arrêta, posa les mains sur les hanches : « Bon ! ». Une journée fantastique s’annonçait ; elle ne savait pas pourquoi, mais c’était une certitude. « Ha ! C’est la Dame à poil ! ». Une tomate fila dans les airs, à quelques centimètres de sa tête. À quelques pas devant elle, le même gamin qui l’avait aperçue à la fenêtre, bardé d’une demi-douzaine de bambins du même âge, tous avec l’air goguenard. Jil se figea, vira au pivoine, et sans en avoir conscience, grésilla dans l’air, le corps saturé de petits arcs électriques, avant de se désagréger pour réapparaitre plusieurs rues plus loin, contrite. Le temps de retrouver le contrôle d’elle-même, elle monta ses mains à ses oreilles, scandant à qui voulait l’entendre : « J’entends pas, j’entends pas, j’entends rien du tout ! ». D’autres enfants, ici aussi, comme si toutes les écoles avaient décidé de les relâcher en même temps. Elle les évita tant bien que mal, le visage empourpré, et pris une ruelle parallèle. Il ne fallait pas y penser ; voilà ! Effacer tout ça de sa mémoire, faire comme si rien ne s’était passé. Qu’est-ce qui s’était passé ? Rien du tout ! Rien ! Elle jeta un regard derrière elle, comme pour s’assurer que personne ne la suivait, et manqua de buter dans une vieille dame recourbée. Machinalement, l’Élémentale alla pour s’excuser, avant d’écarquiller les yeux en baissant le regard sur elle. Elle plia les genoux pour se mettre à sa hauteur, et balbutia : « Vous êtes… Vous… Vraiment… Vous êtes… ». Elle chercha le mot approprié plusieurs secondes, avant de le lâcher dans un souffle, comme une sainte révélation : « Vieille… C’est incroyable ! Enfin, ne le prenez pas mal, hein ? Si ? Non, ne le faites pas. Enfin, je ne vous dis pas quoi faire – bon, d’accord, un peu – mais vraiment, ne le prenez pas mal. C’est juste… Enfin, quel âge vous… Non, je suis indiscrète. Je suis indiscrète ? Oui. Non ? Si, un peu. Bon. Vous ne parlez pas beaucoup. Moi, je parle beaucoup. Tout le monde m’a toujours dit que je parlais beaucoup ; moi je dis que c’est une bonne chose, parce que les gens ont toujours besoin qu’on leur parle ! Regardez, l’autre jour, je rencontre une mamie : pas très belle et un peu ronchon, si vous voyez ce que je veux dire ! Et alors, je… Non, vous vous êtes cool, hein ! Vieille, à fond, mais cool quand même ! Bref, je vais pour la dépasser quand elle me dit "Jeune fille, venez donc par ici !". Alors déjà ça m’a fait rire parce qu’en fait moi je suis pas jeune, j’ai un truc – je sais plus comment on dit – mais en fait, je vieillis pas – pas comme vous qui êtes très vieille – et du coup c’était marrant ! Ha ha ! Ha… Mais du coup, dites-moi, pourquoi vous vouliez me parler, au début ? Vous ne parlez vraiment pas beaucoup, c’est fou, ça. ». Quelque part dans les méninges de la jeune femme, les diverses connexions commençaient à chauffer dangereusement, la rapprochant inexorablement d’un nouveau malaise. Une fois n’est pas coutume, elle prit conscience de l’évènement et souffla lentement par le nez, avant de s’agiter d’un tic nerveux et de se désintégrer l’espace d’un battement de cil pour réapparaitre quelques centimètres à côté dans un éclair. Elle étira un large sourire, sincèrement ravie d’avoir trouvé une Dame d’aussi bonne compagnie que la grand-mère.