- Saryo !

C’était une véritable boule de lumière blanche qui fusait à travers le bois, sautant par-dessus les racines, se glissant entre les fourrés, battant la terre fraîche et humide de ses tendres coussinets roses. Le petit chat aimait sentir l’air pur s’infiltrer dans ses narines, emplir ses poumons et conférer à ses muscles une énergie nouvelle. C’était formidable, de galoper ainsi, le vent semblant jouer avec votre pelage et vous pousser dans votre course ! L’euphorie qui s’emparait de lui lorsqu’il courait le rendait fou.

- Allez, reviens !

Et, derrière, bien loin derrière le chat au pelage soyeux, marchait une jeune femme à la longue chevelure d’or d’où sortaient deux oreilles pointues et effilées dont la forme laissait aisément deviner ses origines. Elle esquivait tous les obstacles comme les racines, les pierres, les monticules de terre, les branches et toutes ses choses qui réunies forment une forêt en sautant par-dessus, en les enjambant, en se baissant, en les contournant, et cetera. Parfois, elle se surprenait à remercier la nature de l’avoir faite elfe : son agilité lui servait si souvent !

Arrivant dans une clairière, elle s’arrêta. De gestes souvent répétés comme le sont ceux des rituels de chaque jour, elle retroussa les manches de sa chemise cintrée à la taille et, mettant les mains sur ses hanches, émit un doux sifflement d’appel. Quelques oiseaux pépièrent par la suite, mais le chat ne donna aucun signe de vie. Se déciderait-il à revenir rapidement ? La nuit allait bientôt tomber !

Après avoir attendu quelques minutes qui lui parurent être des heures, la jeune femme soupira. De toute évidence, le félin ne reviendrait pas dans l’immédiat, probablement accaparé par une proie ou un spectacle particulièrement fascinant pour lui si ce n’est pour tous. Quoi qu’il en soit, il finirait bien par s’arrêter, non ? Bientôt, il arriverait au Lac de la Transparence. Il paraissait que cette immense étendue d’eau, étant on ne peut plus translucide, dévoilait tous les trésors et merveilles que recelait le lac : poissons aux multiples couleurs, galets et rochers polis, algues aux fluides ondulations.

Le félidé, ayant en horreur l’eau, s’arrêterait devant celle-ci et attendrait patiemment l’arrivée de sa maîtresse - qui ne saurait tarder. Alors qu’elle marchait d’un bon pas, l’elfe se laissait aller à la contemplation de la nature. La nature, sans maison ni boutique, sans rue ni trottoir, jouissait d’un espace sans restriction et de toute sa beauté ancestrale.
N’est-ce pas la plus belle chose qu’il nous est donné de voir ? songea-t-elle.
Elle savait que, si elle avait partagé cette opinion avec un être indifférent à ce qui l’entourait, elle serait sûrement passée pour une folle à ses yeux, et il lui aurait ri au nez. Il fallait savoir regarder, écouter, sentir, toucher et ressentir pour comprendre le sentiment qui l'habitait, ce sentiment d'émerveillement. Les arbres, les feuilles, l’herbe, les animaux… chacun avait son propre langage. Un vague murmure amplifié par la brise, un chant porté par la vent, un bruissement, un cri… Chacun d'entre eux parlaient et leurs conseils pouvaient s'avérer précieux pour qui sait écouter.

Petit à petit, les arbres se dispersèrent pour laisser place à une plage de galets grisâtres. Devant la femme s'étendait le Lac de la Transparence. Elle retira ses bottes, les colla l'une à l'autre et les saisit entre son index et son majeur d'un côté, et son pouce de l'autre. Puis elle s'avança jusqu'à ce que le liquide plutôt frais puisse effleurer ses orteils. Elle eut alors le souffle coupé. Les rumeurs n'étaient parfois que mensonges et diffamations, celle-ci était au-dessous de la réalité. L'eau était si transparente que Feather voyait tout ! Absolument tout, dans les moindres détails ! C'était stupéfiant, presque irréel. Elle se pencha un peu et pour mieux profiter du spectacle qui s'offrait à elle, et observa quelques instants son reflet et sourit.

- Miaou !

Ce miaulement lui fit relever la tête et se retourner. Saryo s'approchait de petits pas anxieux et mesurés. Ses pattes paraissaient mouillées... Le petit chat avait-il donc goûté aux eaux du lac ? A la vue de son expression dépitée, la blonde ne put s'empêcher de rire. Elle se pencha et prit le félin dans ses bras, puis lui colla un doux baiser sur le sommet du crâne.

- Ça t'apprendra à m'abandonner comme ça ! chuchota-t-elle, amusée.

Elle reposa son compagnon et s'assit sur un rocher gris. En face, près du lac, elle voyait une grande demeure aux hautes tours sombres et aux toits d'ardoises. Qui pouvait bien habiter là-bas ? Se courbant en avant, elle saisit un galet. Blanc, poli, presque soyeux au toucher. Un sourire se dessina sur ses lèvres lorsqu'elle le monta au niveau d'une fenêtre illuminée du manoir, et elle le jeta dans l'eau cristalline.

Feather sursauta brutalement lorsqu'un jeune homme aux longs cheveux bruns émergea des eaux calmes. Le caillou l'avait-il touché ? Ou bien les cailloux de ce lac donnaient-ils des... sirènes ? En effet, l'être ici présent possédait une longue queue de poisson d'un splendide vert émeraude. La jeune femme regretta aussitôt de s'être émerveillée quelques instants devant cet unique membre étincelant sous le soleil couchant lorsque celui-ci se scinda en deux pour laisser place à deux jambes et... tout ce qui va avec. Aussitôt, elle sentit le rouge lui monter aux joues et détourna le regard vers Saryo, gênée, alors même que l'inconnu se saisissait d'une besace afin d'en sortir quelques vêtements, qui ne seraient pas de trop.

Le petit chat, quant à lui, était recourbé sur lui-même dans une position défensive, la tête penchée de côté, signe montrant qu'il était intrigué. En face de lui se trouvait un tigre. Bien qu'il ne soit ni très gros, ni très grand, il faisait largement plus du double du félin blanc. Pourtant, il ne chercha pas à le croquer et posa le même regard inquisiteur sur Saryo qui ne put s'empêcher d'hérisser quelques poils en agitant ses moustaches quand l'animal émit un petit bruit de gorge. Était-ce un bonjour ou une mise en garde ? On pouvait s'attendre à tout d'un animal qui appréciait l'eau !

Tout à coup, l'homme se tourna vers Feather. Sentant un mouvement de ce côté, elle tourna la tête vers lui - espérant qu'il ne soit plus aussi dénudé. Sa prière muette fut exaucée. En fait, il était habillé, et même sec, ce qui, elle devait l'avouer, la surprenait. Il réunit ses cheveux d'un même côté et afficha un sourire amical. L'elfe put alors remarquer la finesse de ses traits et de son visage. Par cela, il faisait un peu efféminé. Toutefois, la largeur de ses épaules - bien que là non plus elle ne soit pas flagrante - et celle de son bassin confirmaient bien qu'il s'agissait là d'un homme.

- Désolé... Je ne vous avais pas vue... Je ne voulais pas vous faire peur..., précisa-t-il d'une voix à l'accent chantant.

- Je... C'est rien, j'ai l'habitude..., fit-elle, toujours mal à l'aise. Enfin, je veux dire que ce n'est pas grave ! Je ne vois pas des hommes nus tous les jours, vous savez, n'allez pas croire que...

Elle s'arrêta avant de s'empêtrer dans des explications inutiles. Comment aurait-elle pu dire quelque chose de plus stupide en un moment pareil ? Elle secoua la tête et se leva, pour ne pas rester immobile comme une idiote. C'était souvent comme ça lorsqu'elle était gênée, elle avait besoin de bouger. Alors autant se lever et marcher plutôt que de rester assise à se tortiller.

Le grand félin - qui était en fait une femelle, elle en avait l'odeur - en face de Saryo se coucha et l'observa de ses grands yeux jaunes. Comme elle ne semblait ni agressive, ni dominante, le petit chat fronça le museau et redressa la tête d'un air fier, gonflant le poitrail.

Feather, n'osant plus regarder son interlocuteur en face bien qu'il ne dit rien de sa maladresse, observait le chat et sa nouvelle amie, bien curieuse au sujet de cette petite boule de poils blanches. Elle souriait à la façon dont les deux animaux faisaient connaissance, se reniflant le museau, le cou. Leur vie semblait si simple ! Que n'aurait-elle pas donner pour qu'il en soit de même pour elle ?

- Je m'appelle Nastaé et... Je viens de l'océan.

La jeune femme reporta son regard sur le dit Nastaé et, comme il semblait un peu inquiet de la réaction qu'elle aurait pu avoir, lui sourit. Certaines personnes malavisées prenaient la mer pour pêcher des sirènes, ou bien profitaient de leur ignorance concernant le monde terrestre pour les capturer et les revendre. Les écailles étincelantes de leur queue étaient parfois utilisées en guise de bijoux, et il paraissait que leur chair avait un goût se rapprochant de celui du poisson. Feather frémit à l'idée de devoir goûter à un être si semblable à elle-même. Elle avait appris à être tolérante, et c'était tant mieux ! Il y avait tant d'espèces différentes sur ces terres ! Certaines venaient des cieux ombrageux, d'autres des océans limpides et d'autres encore, comme elle, étaient des fils et des filles de la terre maternelle. Pour autant, ils avaient tous un cœur battant au rythme frénétique de la vie, des yeux pour voir, des poumons pour respirer, une bouche pour parler... Ils se ressemblaient, en fait.

- Je m'en doutais. Ça doit être très beau, là-bas, fit-elle, songeuse.

De l'eau tout autour de soi, cette sensation de volupté au contact des algues, du liquide, le sable fin qui glisse entre les doigts, les roches couverts d'anémones et de coquillages aux multiples couleurs et les poissons dont les écailles brillent de mille feux à la lumière du soleil. Sans cesse entouré d'une couleur bleutée et de reflets argentés, parfois dorés... ce devait être magnifique, oui. Une bonne expérience en tout cas ! Enfin, si on ne tombait pas nez à nez avec un requin, ou tout autre créature féroce des mers... Se rendant soudain compte qu'elle omettait de se présenter, elle s'empressa d'ajouter :

- Moi, je m'appelle Feather.

L'ondin souriait sans cesse, ce qui n'en était pas moins agréable. Les personnes souriantes se faisaient si rares ! L'elfe était contente de rencontrer quelqu'un d'enjoué. Elle repoussa une mèche de cheveux blonds derrière son oreille et jeta un coup d'œil à son ami au doux pelage.

- Vous cherchiez quelque chose ici en particulier ?

Après s'être penché pour léguer une tendre caresse à sa tigresse - sans que celle-ci ne se détourne du petit félin -, le jeune brun contourna l'elfe et alla s'asseoir sur un rocher non loin d'elle. Elle releva la tête et se tourna vers lui.

- Hm, non, pas vraiment. À la base, je cherchai Saryo, répondit-elle en désignant le chat d'un petit mouvement de tête. C'est un véritable chenapan, il me file chaque fois entre les bras !

Se préoccupant à peine du ton de réprimande adopté par sa maîtresse, l'intéressé bondit sur la jeune femelle qui se roulait de chaque côté, couvrant ainsi son beau poil de quelques grains de sable, puis détala en courant le long de l'eau rougeoyante sous les feux du coucher de soleil. Ses oreilles bien dressées sur sa tête et sa queue volant au vent indiquait qu'il avait envie de jouer. Tout son être semblait intimer à la tigresse : « Viens avec moi ! ». Et le sable volait en poussière sous le martèlement de ses petites pattes blanches.

Feather se pencha pour remettre ses bottes, qu'elle avait précédemment ôtées. Lorsqu'enfin elle se redressa, elle s'adressa à l'ondin.

- Et vous, votre visite ici a-t-elle un but ? Ou bien aviez-vous prévu une petit promenade ?

Soudain, alors qu'il ne restait du soleil qu'un mince arc de cercle rouge sang à l'horizon, un cri strident retentit dans la nuit. Un hurlement venu d'outre-tombe qui fit frémir la jeune femme blonde de la tête aux pieds. Elle fit volte-face vers la source de ce bruit : le grand manoir près du lac. Son regard s'agrandit sous l'effet de la curiosité et de l'appréhension tandis qu'elle haussait un sourcil interrogateur et saisissait une mèche blonde entre son pouce et son index. Que se passait-il ?

Nastaé sourit lorsque l'elfe lui dit que l'océan devait être un endroit merveilleux et confirma ses propos, l'air rêveur :

- Effectivement, c'est très beau. Il y a autant de couleurs que sur la terre, et les poissons nagent avec moi. C'est absolument génial...

- Ça, je veux bien le croire, répondit-elle en souriant à son tour.

Sans que la jeune demoiselle s'y attende, l'ondin changea totalement de sujet.

- Excusez moi, je ne suis pas ici depuis longtemps mais... Vous appartenez à quel peuple ?

Sa question la surprit. Jamais on ne lui avait demandé, et elle avait jugé inutile de le préciser. Avec ses oreilles pointues, impossible de la prendre pour autre chose qu'une drow, une fée ou une elfe. Ses cheveux et sa peau clairs éliminaient la première option tandis que la seconde hypothèse était écartée par le fait qu'elle ne possédait pas d'ailes. Il ne restait donc plus que la troisième : une elfe. Mais vraisemblablement, Nastaé n'avait jamais vu d'elfe de sa vie, peut-être même ni de fée ou de drow, puisqu'il n'était sur la terre ferme que depuis peu.

- Je suis une elfe. Pour nous reconnaître, il suffit de regarder nos oreilles. Nous sommes un peu semblables aux drows en apparence, bien que nos comportements diffèrent totalement en règle générale. Et puis, normalement, ils ont la peau et les cheveux plus foncés que la plupart d'entre nous.

La jeune tigresse avait gentiment suivi Saryo, qui ne pensait déjà plus qu'à minauder et faire le malin. Un sourire amusé étira un instant les lèvres de la jeune femme.
Décidément, se dit-elle, il ne changera jamais.

- Saryo, c'est un très joli nom. La mienne s'appelle Tora, elle a grandi avec moi.

- Tora ? J'aime bien aussi, ce n'est pas un nom qu'on entend tous les jours. Saryo est trop jeune pour que nous ayons vécu notre enfance ensemble, mais ça ne nous empêche pas de bien nous entendre.

Elle l'avait trouvé un jour où sa tante l'avait sévèrement réprimandée. Elle était allée se réfugier au fond du jardin, près d'un grand saule pleureur, et c'est alors qu'à travers ses sanglots, elle avait entendu un petit couinement apeuré. Il s'agissait d'un chaton minuscule qui ne devait pas avoir plus de quelques semaines. Attendrie et touchée par sa détresse, elle avait décidé de le recueillir. Quel âge avait-elle alors ? Peut-être une dizaine d'années - soit environ cinquante ans réellement ? Elle s'était toujours demandé comment faisait le petit chat pour vivre aussi longtemps... Elle avait même fait des tests pour détecter un quelconque pouvoir, mais non, il ne possédait aucun pouvoir lui conférant une durée de vie aussi longue...

Perdue dans ses réflexions, elle n'entendit pas Nastaé s'approcher d'elle et eut un léger sursaut en entendant le son de sa voix mélodieuse.

- Non pas particulièrement. J'avais trouvé une galerie souterraine la dernière fois, et j'ai voulu l'explorer cette fois-ci. Et en fait j'ai atterri ici. C'est un endroit charmant, vraiment.

Elle ne répondit pas, se contentant de hocher la tête. Oui, c'était vraiment splendide. Et jamais elle n'aurait cru qu'un cri aussi monstrueux puisse troubler la tranquillité d'un lieu idyllique comme celui-ci. L'ondin, arrivé à sa hauteur, ne paraissait pas si perturbé par le hurlement.

- Notre visite ici a maintenant un but on dirait.

- On dirait bien, en effet.

Le jeune homme attacha ses longs cheveux de cuir avant de se mettre à chanter une douce mélodie. Feather le regarda, perplexe, mais ne tarda pas à comprendre à quoi servait ce chant lorsque Tora revint à toute vitesse vers eux, suivie de près par Saryo.

- Allons-y !

Son insatiable curiosité la poussait toujours à faire des folies. Cependant, elle ne pensait pas que ce trait de caractère ne soit qu'un défaut. Il valait sûrement mieux être un peu trop curieux et se retrouver confronté à divers problèmes plutôt que de rester cloîtrer chez soi à se morfondre dans la monotonie d'une vie de sédentaire ! Ainsi, elle se mit en route vers le manoir, sa nouvelle connaissance marchant à ses côtés.

Lorsqu'ils arrivèrent devant les grandes grilles de la propriété, Feather fut étonnée de voir que celles-ci étaient déjà ouvertes. Quelques fenêtres de la bâtisse étaient allumées, mais on ne voyait personne aux alentours, et plus un bruit ne se faisait entendre...

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